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« Exode inversé » : le gâchis de la France, qui se vide de ses cadres musulmans

Le départ des cadres musulmans et maghrébins de France, fuyant les stigmatisations et les discriminations, n’est pas une vue de l’esprit.

Le journal Le Monde a collecté, dans une enquête consacrée au sujet, de nombreux témoignages de cadres immigrés pourtant « bien installés » mais qui songent à quitter la France, à cause de la stigmatisation qui les cible, qui monte depuis 2015 et qui s’est accrue depuis le déclenchement de la guerre de Gaza le 7 octobre dernier.

Selon l’universitaire Julien Talpin, auteur d’une enquête sociologique sur le phénomène, « les départs se comptent par milliers, peut-être même en dizaines de milliers ».

Au lendemain de la publication de cet article, le recteur de la Grande mosquée de Paris, Chems-Eddine Hafiz, y est allé de son billet dans le même journal, confirmant une « douloureuse vérité » et déplorant un immense « gâchis ».

Cette réalité a déjà été mise en lumière par le New York Times en février 2022 et dans un reportage de France Culture en mars de la même année, rappelle le recteur,  sans toutefois « susciter de prise de conscience notable ».

Citant le projet d’un film du réalisateur Ramzy Bédia sur une France « dépourvue de Maghrébins », Chems-Eddine Hafiz assure avoir la conviction que « ceux qui cultivent la haine se réjouiraient de cette absence ».

Les cadres immigrés quittent la France par « milliers, voire par des dizaines de milliers »

« Cette montée de l’exode silencieux des cadres musulmans de France est profondément préoccupante » et révèle « une réalité troublante », écrit le recteur de la Mosquée de Paris.

C’est que, explique-t-il, l’émigration devient une « alternative attrayante » pour les professionnels musulmans qui « se heurtent à un plafond de verre en France où leurs compétences et leur potentiel demeurent souvent méconnus ».

Se basant sur les témoignages collectés par Le Monde et toutes les enquêtes réalisées autour de ce sujet, Hafiz tente d’expliquer les causes profondes de ce phénomène. Il cite d’emblée la « violence » subie par les musulmans et qui est « alarmante ».

En 2020, il y a eu 52% de cas en plus par rapport à 2019, selon le New York Times, tandis qu’une enquête de 2017 révélait que les jeunes noirs et arabes sont susceptibles d’être contrôlés par la police 20 fois plus que les autres.

Les cadres musulmans quittent la France « non par désamour mais par un sentiment de rejet »

Le recteur de la Grande mosquée de Paris pointe aussi du doigt l’exacerbation de la stigmatisation des musulmans par une partie de la classe politique, et pas que l’extrême-droite, et certains médias.

« Selon cette rhétorique, tous les maux de notre société seraient attribués à une prétendue incompatibilité de l’islam avec les principes de la civilisation judéo-chrétienne », fustige-t-il.

La discrimination à l’emploi est aussi un autre facteur important qui pousse les musulmans à partir. Porter un nom arabe, c’est 32% moins de chances d’obtenir un rendez-vous.

Si une telle situation est évidemment dommageable pour les immigrés ou les français qui ont des origines immigrées notamment algériennes, elle l’est tout autant pour la France.  « Ce départ vers des horizons plus cléments de nos concitoyens musulmans est une perte immense pour la France en termes de talents, de compétences et de contributions », déplore le recteur.

Anticipant les réactions de ceux qui considèrent que les musulmans de France sont responsables de leur situation par le fait que l’Islam est « incompatible » avec les valeurs de l’Occident, Chems-Eddine Hafiz avance un argument en béton.

« Il est troublant de constater que les pays accueillant ces exilés français sont majoritairement imprégnés de culture occidentale et majoritairement chrétienne comme la Grande Bretagne », écrit-il, citant une enquête de l’Université de Lille. D’où  cette question très pertinente qui s’impose : « S’agit-il d’une incompatibilité culturelle ou d’une discrimination orchestrée par les politiques publiques françaises ? ».

Combien de musulmans en France ?

Le recteur pointe plutôt les défaillances qui persistent dans les quartiers malgré les efforts de l’État et le discours « anxiogène » concernant l’image de l’islam.

En 2022, la France a été « touchée par cinq attentats terroristes. Même en supposant qu’ils soient tous imputables à des musulmans (ce qui est loin d’être le cas), avec 5,4 millions de musulmans en France, et en réaffirmant avec force que chaque attentat est une tragédie, peut-on réellement imputer la responsabilité de ces actes isolés à toute une composante de la communauté nationale ? », s’interroge le recteur de la Mosquée de Paris, en remarquant durant la même année, « seize arrestations ont été effectuées pour des crimes liés au terrorisme d’extrême droite. Doit-on alors stigmatiser les onze millions d’électeurs de ce courant politique ? »

« Cette minorité est-elle plus déterminante pour l’avenir du pays que les milliers de talents français de confession ou culture musulmane qui quittent la France, non par désamour mais par un sentiment de rejet ? », s’interroge-t-il, concluant qu’il est temps de choisir la voie de l’unité pour construire un environnement et un avenir plus harmonieux et inclusifs, « pour tous les membres de notre société, y compris nos concitoyens musulmans ».

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