search-form-close
« Je préfère faire alliance avec la France pour combattre l’Emir Abdelkader… »

« Je préfère faire alliance avec la France pour combattre l’Emir Abdelkader… »

Chronique livresque. Dans son essai « La bataille de Constantine », l’archiviste expérimenté Abdelkrim Badjadja* fait mention de deux citations dont l’authenticité est avérée.

La première est de l’Emir Abdelkader qui déclara après la signature du traité de la Tafna avec les Français, lequel traité lui permettait d’acheter des armes de chez son ennemi : « C’est pour s’en servir contre le Bey Hadj Ahmed qui menace mes frontières ».

Étonnante déclaration ? Pour le profane oui. Mais pour celui qui connaît un tant soit peu l’histoire, cette déclaration est logique. Ahmed Bey est le représentant non pas des Algériens, mais d’un pouvoir oppresseur et colonisateur : celui de la Sublime Porte, celui de la régence qui a tant spolié, tué, violé, écrasé les Algériens. Pour l’Emir, les deux puissances sont colonisatrices : les deux sont donc à combattre et à soumettre. Pourquoi faudrait-il alors qu’il épargne Ahmed Bey ? On verra la deuxième citation, combien édifiante, celle d’Ahmed Bey, au moment de ponctuer cette chronique.

Ahmed Bey, dernier représentant du pouvoir turc en Algérie

Ahmed Bey appartenait à la caste, particulièrement oppressive, des Kouloughli, en haut de l’échelle sociale après les Janissaires, dans une société où l’autochtone était tout en bas, plus bas que les chrétiens et les juifs. Fils d’un Turc, Mohamed Cherif, lieutenant du Bey Hussein, et d’une fille Hadja Rokia, appartenant à une famille tristement compromise avec le colonisateur, les Bengana. Ce qui pourrait pousser le lecteur à penser que son ascendance maternelle était aussi étrangère aux valeurs d’héroïsme et de patriotisme des Algériens que l’était celle de son père.

Pour l’Emir, qui a été emprisonné avec son père deux années par le Bey Hassan d’Oran, il n’y a aucune différence entre ce Bey et celui de l’Est. Les deux sont au service de la colonisation Turc.

Avant d’aller plus loin, quelques précisions pour que le lecteur se retrouve dans les broussailles de l’histoire. Abdelkrim Badjadja n’est ni un menteur, ni un falsificateur. Loin de là. C’est un chercheur en colère. Il pense, à tort ou à raison, que l’histoire a été injuste avec Hadj Ahmed qu’il tient pour un héros. Au moins aussi méritant que l’Emir à qui il reproche pêle-mêle de ne pas avoir commencé à se battre contre les envahisseurs dès 1830, à l’instar de Hadj Ahmed, ainsi que d’avoir signé le traité de la Tafna qui a permis aux Français d’avoir les mains libres pour concentrer leurs forces contre Ahmed Bey et d’occuper ainsi Constantine en 1837.

Badjadja n’a pas tort. Mais il n’a pas tout à fait raison en pensant à la fameuse formule de Bachelard : « La vérité est la première forme du mensonge ». Expliquons-nous. Il n’a pas tort dans le sens où ce qu’il dit est avéré. Il n’a pas raison dans l’interprétation. Si l’Emir n’avait pas commencé sa lutte dès 1830, c’est qu’il n’avait, contrairement à Ahmed Bey, ni armes, ni troupes, ni canons, ni palais, ni trésor de guerre, ni alliés…

Son père Muhieddine n’était pas un patricien régnant sur une province comme le fut Ahmed Bey El Kolli, grand-père d’Ahmed Bey, il était un soufi, muqadem d’une Zaouia où l’on enseignait les préceptes coraniques, l’apprentissage de la langue arabe. Muhieddine était un homme de savoir, de paix et de piété. En 1830, loin de l’hégémonie turque et de la régence, l’Emir s’adonnait à la perfection de son âme par les études et la méditation. D’ailleurs, à la différence d’Ahmed Bey à la scolarité rudimentaire, Abdelkader était déjà un grand lettré avant de devenir, selon certains biographes (Bruno Etienne, MC Sahli, C-H Churchill) un Pôle, autrement dit : un guide, un grand mystique, un maître, et pour faire court, un savant qui compte parmi les plus grands de son époque. On aurait aimé, pour donner des repères aux générations actuelles et futures, qu’on mette en avant ce côté érudit autant que le côté guerrier.

N’est-ce pas une grande fierté que l’Algérie, dominée par les Turcs, ait sortie de ses entrailles un homme de cette dimension ? Ce n’est que lorsque son père le désigna à sa place qu’Abdelkader lança son appel à l’union de toutes les tribus de la région pour libérer, par le djihad, la terre sacrée des ancêtres. Combien lui-a-t-il fallu dialoguer, sensibiliser pour enfin rassembler quelques tribus en luttant, par la suite, aussi bien contre les Français que contre d’autres familles acquises à eux. En un mot, en 1830, on l’a vu, Ahmed Bey avait, outre une armée rodée, le soutien de l’appareil turc incarné par Hussein Dey. L’Emir n’avait, lui, que son courage et l’amour de son pays.

Pour Abdelkader, il fallait combattre les deux colonisateurs : turcs et français

Voyons le traité de la Tafna. C’est une trêve politique et guerrière qui permettait à l’Emir de se fortifier et de se préparer pour les prochaines batailles qu’il pressentait, comme le précise à juste titre l’historien Daho Djerbal. « Au fond, avec le Traité de la Tafna, une puissance étrangère reconnaissait pour la première fois depuis 1525 un pouvoir souverain algérien autochtone sur un territoire algérien et une population algérienne. Cette reconnaissance a été conquise par les armes car le Traité venait suite à l’éclatante victoire des troupes de l’Emir lors de la bataille de la Macta. En fait, l’une des premières défaites sinon la première de l’armée impériale française face à un adversaire non européen ».

Le même auteur cite un historien du 19e ciècle, Alfred Nettement, qui n’était pas connu pour être particulièrement complaisant avec l’Emir : « Le Traité de la Tafna, signé en mai 1837, mettait le dernier couronnement à la grandeur d’Abdelkader ; il ajoutait à ses possessions territoriales, et il donnait à sa souveraineté sur les tribus le prestige moral attaché à la sanction de la France. La France ne gardait que quelques points dans la province d’Oran (…) Elle ne conservait même pas la province d’Alger tout entière. Alger, le Sahel, une partie de la plaine de la Mitidja, restaient sous sa domination ; mais il demeurait convenu que l’Emir administrerait la province d’Oran, celle de Tietry et toute la partie de la province d’Alger que le Traité ne nous réservait pas. l’Emir devenait de fait souverain de toute l’ancienne régence d’Alger, moins quelques territoires que le Traité de la Tafna nous attribuait, et la province de Constantine que nous allions conquérir. »

En fait, en luttant contre l’occupant français, l’Emir faisait coup double. Il se débarrassait aussi de l’occupant turc ! La différence est là. Quand l’Emir défendait l’indépendance d’une partie de l’Algérie, Ahmed Bey défendait, lui, le maintien et les acquis de la colonisation turque. D’ailleurs, comme le souligne l’historienne Hakima Mansour, le sultan ottoman ne voyait pas d’un bon œil la résistance de l’Emir Abdelkader. La signature des traités Desmichels et de la Tafna lui était intolérable puisqu’il (le sultan Mahmoud II) s’estimait seul habilité à négocier avec les envahisseurs français dès lors qu’il considérait l’Algérie comme propriété de son empire.

Abdelkrim Badjadja reconnaît lui-même qu’Ahmed Bey aurait sans doute accepté lui aussi de signer un traité similaire : « Du reste, c’était la raison essentielle de son refus, contrairement à l’avis de Benaissa et des chefs de tribus, d’anéantir la colonne française lors de la première expédition, alors qu’il en avait la possibilité. Des négociations s’étaient engagées de manière indirecte entre Ahmed bey et le général Damrémont, nouveau gouverneur général, par l’intermédiaire de Bushnach, un négociant juif installé à Alger, mais les propositions françaises étaient toujours aussi déshonorantes et inacceptables. En échange de son maintien à la tête du Beylik de l’Est, il était proposé à Ahmed Bey de hisser périodiquement le drapeau français, et bien entendu de payer un impôt annuel à l’administration coloniale. En fait, il était demandé au Bey Ahmed de se soumettre purement et simplement, le gouvernement français désirant réparer le désastre de novembre 1836. »

Quand Ahmed Bey préfère la France à l’Algérie

Venons-en maintenant à la deuxième citation, celle d’Ahmed Bey, qui est tirée d’une correspondance avec son adjoint Benaïssa: « Si j’avais à choisir entre faire une alliance avec l’Emir Abdelkader pour combattre les Français, ou faire alliance avec la France pour combattre l’Emir Abdelkader, je préférerais encore faire alliance avec les Français. » Badjadja qui cite cette correspondance ajoute un mot qui dit tout : « Sans commentaire ! » Nous n’aurons pas cette circonspection.

Terribles aveux qui ne peuvent être mis sur le compte seulement d’un excès de colère, d’une rivalité où une quelconque volonté hégémonique. Par leur outrance et leur portée, ils ferment la porte de ce fait à toute plaidoirie en faveur de ce Bey qui aurait souhaité s’allier aux envahisseurs pour combattre un Algérien, un autochtone qui refusait l’occupation étrangère.

Disons-le sans précaution de langage : ces paroles sont le fait d’un homme appartenant à une caste qui ne conçoit l’Algérien que sous sa botte. Pour une fois que le dernier Bey d’Algérie a face à lui un Algérien, un prince d’un État enfin souverain et indépendant de la tutelle ottomane, il n’a qu’un souhait insensé : l’abattre. Faire le même choix que ses parents maternels, les Bengana : plutôt la France que l’Algérie indépendante, plutôt le génocide sans les Turcs que la liberté avec Abdelkader ! Tel est le message d’Ahmed Bey.

Qu’on se comprenne bien : on ne met en doute ni son courage au combat, ni sa bravoure, ni ses qualités de chef, ni peut-être son amour pour sa ville natale, Constantine, pas plus qu’on ne critique son origine turco-Bengana, cela à vrai dire ne dépendait pas de lui, tant il est vrai qu’on ne choisit pas ses ascendants. Il est simplement question, ici et maintenant, de sa position sociale et politique : Bey, représentant de la Turquie, ennemi juré de l’Emir Abdelkader qui se battait non pas au nom d’une puissance étrangère, mais au nom de tous ses frères algériens si maltraités et méprisés par les Turcs et bientôt par les Français. Si on donne l’impression de nous répéter, c’est que le sujet le mérite : mieux vaut pécher par excès d’explications que par manque.

Par une ironie dont l’Histoire est si friande, c’est sur cet Ahmed Bey qu’on va produire un film, financé par les petits-fils de ceux qu’il a colonisés , méprisés et spoliés, pour montrer à la jeunesse algérienne et au monde entier que l’homme qui s’est dressé avec courage face à l’armée française est le dernier représentant d’un autre colonisateur : la Turquie ! Quel message ! On comprend ainsi pourquoi on s’interroge encore sur la question identitaire en Algérie…


*Abdelkrim Badjadja

« La bataille de Constantine : 1836 – 1837 »

Editions Chihab

Prix 850 DA

Hakima Mansour

« Le sultan ottoman Mahmoud II et la question de l’occupation française de l’Algérie » (en Arabe)

Editions Alpha

  • Les derniers articles

close