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Mohamed Bedjaoui : nous nous sommes tant aimés, de Djilali à Mao

Mohamed Bedjaoui : nous nous sommes tant aimés, de Djilali à Mao

Chronique livresque. On pensait Mohammed Bedjaoui né avec une cuillère d’argent dans la bouche et on découvre, à notre grande surprise, dans ses mémoires « Une révolution à hauteur d’homme », qu’il s’est échappé d’un roman de Dickens, sinon des Misérables de Hugo ou même du Fils du pauvre de Feraoun.

Oui, Bedjaoui est un fils du pauvre et pauvre est la destinée de son père qui décédera à l’âge de 32 ans alors que son fils n’en avait que trois. Recueilli par son oncle maternel qui possédait un étal de fruits et légumes au marché de Tlemcen, il partagera avec lui, dès l’enfance, sa dure activité : les réveils avant l’aube, le froid sibérien et le mépris des clients européens.

Sauf Liliane, une cliente dont il était amoureux et, insigne honneur qui mit son cœur adolescent en fête, qui lui serra la main contrairement aux usages. Cette main, il aurait voulu la garder éternellement. D’une certaine manière, il l’a gardée puisque l’octogénaire qu’il est devenu ne l’oublia pas : « Elle repose là-bas, au cimetière de Bayonne. Mon cœur me dit qu’elle n’est jamais morte. » Il est ainsi ce livre : des séquences où la grande histoire, celle du mouvement national, se mêle à la petite, à l’intime, la personnelle. Tout cela servi par un style agréable, aéré et toujours sans fioritures.

Jacqueline et Djilali, un couple de fer et de feu

Les premières séquences ne sont pas manichéennes. D’un côté les méchants français et de l’autre les gentils colonisés. Parfois, on trouve des Français qui font honneur à l’humain. Comme la famille de son enseignant le socialiste Domerc qui l’habilla de pied en cape. Brillant à l’école, rien ne l’arrêta : ni la misère, ni l’oppression, ni l’injustice. Il eut son bac à Tlemcen-Oran, sa licence à Grenoble ainsi que son doctorat de droit.

Ambitieux, il voulut faire l’ENA pour assurer définitivement son ascension dans l’échelle sociale. Mais on rejeta sa candidature qui a été dans un premier temps acceptée. Ses professeurs lui conseillèrent d’attaquer le Gouvernement français devant le Conseil d’État pour « détournement de pouvoir. » Commentaire où perce l’orgueil sous l’humilité : « Voilà donc, ce petit Tlemcénien que j’étais, qui, démuni, circulait pieds nus dans sa ville de l’Ouest algérien il n’y a guère si longtemps, qui vendait au marché de fruits ses patates et ses navets pour faire survivre sa famille et qui ces jours-là, à 24 ans, osait donc se hasarder à s’attaquer au gouvernement de la France… »

On verserait une larme si on ne connaissait pas la suite de sa carrière.

Parti donc de rien. Il arriva au sommet. Mais n’allons pas plus vite que le roublard étudiant. Son exclusion lui valut une belle lettre de soutien de Mohamed Dib. Fraternité de colonisés. Le conseil d’État annula la décision d’exclusion. Mais Bedjaoui n’annula pas la sienne : il ne participera pas au concours de l’ENA ! Il a un nif, un pif, grand comme l’injustice dont il a été victime.

Autre séquence. Son chemin de militant de la cause nationale croisa celui des époux Guerroudj, Jacqueline et Abdelkader dit Djilali, deux militants communistes, qui se sont jetés corps et âme dans la révolution. Arrêtés, ils furent tous deux condamnés à mort. Heureusement ils furent graciés. Sous la plume du mémorialiste pointe une admiration à peine contenue pour les deux idéalistes. Ce couple de braves fut torturé de la plus abjecte façon qui soit laissant ses enfants dans la misère noire, mais ne rompit jamais. Jamais !

« Jacqueline décéda paisiblement en janvier 2015 à son domicile d’Alger dont la porte d’entrée n’avait, de son vivant, jamais été fermée à clef… »  De qui, de quoi pouvait-elle avoir peur, cette femme qui a bravé l’armée coloniale ? Il n’y avait pas pire, convenons-en. Tout ce qui pouvait advenir, à côté de ça, n’était que billevesées.  Pour la petite histoire, c’est ce même Abdelkader Guerroudj, dont la femme est décédée en 2015, qui  réfute à Ould Abbes la qualité de condamné à mort.

Ahmed Francis, ce héros méconnu

Lorsqu’il fut nommé ministre de la Justice en 1964, il ferma la prison Barberousse : « De ce lieu d’incarcération où souffrirent tant d’êtres, dont Djilali, j’avais commencé à faire  un « musée de la détention. La guillotine qui avait ravi la vie à Taleb et à tant d’autres, constitua une des pièces majeures de ce musée. Mon successeur au ministère interrompit cette opération et rendit Barberousse à sa destination carcérale. »

On sent sourdre une sorte de rancœur contre Boualem Benhamouda son successeur. Et Boumediene où était-il pour faire respecter la décision de Bedjaoui à la portée historique et culturelle ? On touche du doigt, ici, un problème fondamental : celui de la continuation d’une vision et d’une politique au service de l’État sous le même régime et sous le même président. On aurait compris ce changement s’il y avait un pouvoir d’alternance l’un défaisant ce qu’a fait l’autre. En fait, tout dépendait de la qualité des ministres. L’un inscrit son action dans le témoignage et la transmission de la mémoire, l’autre dans la gestion du quotidien avec le manque de lieux de détention.

Autre séquence : Ahmed Francis. Son nom m’a toujours intrigué : Francis. Toujours est-il que Bedjaoui ne tarit pas d’éloges sur ce grand combattant, médecin de formation, financier par vocation. Sa plume est en manque de superlatifs. Ouvrons les guillemets : « La révolution armée fut son crédo. Il la servit royalement… Le Dr Ahmed Francis, l’intelligence dans la Révolution… Sous l’autorité clairvoyante du Dr Ahmed Francis… Remobiliser avant de négocier : la lucidité d’un visionnaire… etc. » Mais qui était-il cet homme qui a sacrifié sa jeunesse pour la cause de l’indépendance et dont le nom ne signifie rien aux jeunes algériens ?  Bedjaoui en parle abondamment.

En quelques mots inversement proportionnels à son action : médecin à Sétif en 1940, il créa avec Ferhat Abbes les Amis du Manifeste, puis fonda avec lui l’UDMA, puis  fut élu à l’assemblée nationale constituante française en 1946, puis fut élu délégué à la nouvelle Assemblée algérienne dans le cadre du nouveau statut de l’Algérie. Il devint alors, selon Bedjaoui, la bête noire des colons français « dont il savait admirablement décortiquer le budget que leur votait l’Assemblée algérienne et qui leur ouvrait avantages et privilèges. » Ministre des Finances du GPRA, il fut aussi l’un des négociateurs des accords d’Evian. À l’indépendance, il fut, pour une courte durée, le ministre de l’Économie de Ben Bella.

Dans la séquence « Création d’archives d’État, l’émotion le dispute à la vision : « J’étais toujours persuadé qu’il n’y avait pas d’État sans archives (…) Je me souviens que le président Ferhat Abbes devait recevoir quarante-huit heures après, le 21 septembre (1958, NDLR), l’ambassadeur de Chine au Caire. Je me trouvais aux côtés du président lorsqu’il le reçut. L’ambassadeur sortit délicatement d’une sorte d’immense serviette de cuir quatre documents de grand format et les tendit au président. C’étaient de beaux parchemins par lesquels la Chine reconnaissait le GPRA. Dans mon esprit à ce moment-là, je formais le vœu qu’un jour les foules puissent venir admirer ces superbes documents. Il fallait en tout les cas les conserver précieusement pour la postérité. À partir de cette minute-là, l’idée nous vint de constituer les premières archives de la Révolution, qui allaient devenir celles de l’Algérie indépendante. »

La leçon de Mao : voir large avec le temps !

Autre séquence en forme de leçon : la rencontre avec Mao. Bedjaoui et les autres membres de la délégation ayant demandé à Krim d’émouvoir Mao, le chef algérien  sortit la grosse artillerie à faire pleurer un bourreau. La réponse du leader chinois les prit à contre-pied : « Je salue le peuple algérien pour ses souffrances multiples et ses morts. Mais, camarades, qu’est-ce qu’un million dans la population sans cesse renouvelée d’une nation ? Qu’est-ce que six ans de lutte dans la vie éternelle d’un pays ? Des fétus de paille ! Il faut toujours voir large avec le temps. Nous avons lutté contre le Kuo-Min-Tang pendant dix années et le Japon durant huit ans. La « longue marche » a duré vingt-deux ans ! »

Livre instructif en forme de tranches de vie, « Une révolution à hauteur d’homme » est une autre pièce à verser à l’écriture de notre histoire par un acteur  qui a encore beaucoup de choses à écrire notamment sur l’Algérie d’aujourd’hui dont il fut le ministre des Affaires étrangères au mitan des années 2000.


*Mohammed Bedjaoui
Une révolution à hauteur d’homme
Chihab Edition
Prix Public : 1400 DA
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