Mort de Boumediene : les révélations troublantes de Zohra Drif Bitat
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Mort de Boumediene, Milk Bar, Algérie-France : le témoignage de Zohra Drif

Zohra Drif Bitat, figure emblématique de la révolution algérienne, livre un témoignage sur l’assassinat de Boumediene, revient sur l’épisode du Milk Bar, les relations Alger-Paris…

Mort de Boumediene, Milk Bar, Algérie-France : le témoignage de Zohra Drif
Zohra Drif Bitat / Capture YouTube
Karim Kebir
Durée de lecture 4 minutes de lecture
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Figure emblématique de la Guerre de libération nationale, connue pour avoir posé la bombe du « Milk Bar à Alger », Zohra Drif Bitat, 90 ans, reste une voix singulière dans l’histoire de l’Algérie contemporaine.

Militante, ancienne sénatrice et veuve de Rabah Bitat (19 décembre 1925 – 10 avril 2000) , président de l’Assemblée nationale qui assura l’intérim pendant 45 jours à la mort de Houari Boumediene le 27 décembre 1978, elle continue de livrer des témoignages essentiels, particulièrement sur la révolution et les péripéties qui ont suivies l’indépendance du pays.

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Invité de la chaîne « OneTV », Zohra Drif, un moment hésitante, assure que le défunt président Boumediene « a été tué » et non simplement emporté par une maladie, selon la thèse assez répandue depuis sa disparition.

Le flash qui éblouit Boumediene…

Avant d’évoquer cet assassinat, elle décrit un « homme ouvert, droit et frugal ».

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« Boumediene était un grand homme. Je pense et ce n’est pas moi qui le dis, d’autres dont des journalistes français lui reconnaissent cette stature. Contrairement à ce qu’on a pu dire, c’était un homme ouvert. Il avait le souci de ce qu’il y avait en réalité et qu’on pouvait lui cacher. Tout le temps de son règne, il n’y avait pas quelqu’un qui n’avait pas son numéro de téléphone. Chacun pouvait l’appeler et c’est lui qui répondait. C’était un homme droit. Sincèrement, c’était un grand président », témoignait-elle.

Elle évoque ensuite l’épisode qui l’a marqué à Damas en Syrie où Boumediene s’était rendu pour une réunion du Front de la fermeté.

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« Je pense qu’il a été tué (…) Je garde en souvenir une réunion qui a eu lieu au Moyen-Orient. Je pense que c’était à Damas. Boumediene donnait une conférence de presse. Je vais dire une chose que je n’ai jamais dite en public. C’était le soir, il y avait des lumières. Brusquement, il y a eu une lumière, un flash qui l’a frappé aux yeux. Je suis certaine que le mal lui a été inculqué de cette manière ». Elle ajoute : « Car c’était un homme qui ne buvait pas, il était frugal, mangeait de la galette et du petit lait ». Qui avait intérêt à le tuer ?

« Il ne faut pas oublier qu’il a été à l’ONU, il avait fait son programme pour un nouvel ordre économique (c’était en 1974 ndlr). Un officiel algérien à l’époque a été touché par un ambassadeur d’un pays important, il a demandé à le voir : il lui a dit que « nous avons des informations sûres, recoupées, que la décision est prise de tuer Boumediene par certains de pays (…) À vous de prendre vos dispositions », poursuit-elle.

Lorsque son mari Rabah Bitat assuma l’intérim après le décès de Boumediene, Zohra Drif vécut cette période dans la retenue. « Je ne le voyais pas beaucoup. Constitutionnellement, son rôle était de faire élire dans les 45 jours un nouveau président ».

Les tractations internes furent vives : « Chacun des membres se battait », confie-t-elle. Un jour, Mohamed Salah Yahiaoui, chef alors du FLN, vint proposer la présidence à Rabah Bitat : « Il lui a répondu : jamais de la vie. On doit sortir du bricolage, on a fait une Constitution, on l’applique, moi le premier ». Et finalement, c’est Chadli Bendjedid qui fut choisi dont elle ignore, avoue-t-elle, comment il y était parvenu.

Les « crevettes Bigeard » ou les révélations sur les disparus de la Bataille d’Alger

Zohra Drif garde des souvenirs brûlants de la révolution même si parfois sa mémoire des détails lui fait défaut. Pour elle, la grève des huit jours ( 28 janvier 1957 – 4 février 1957) bien que ce choix de l’action ait été controversé en son temps par certains dirigeants de la révolution, a « permis de faire connaître au monde entier ce qui se passait en Algérie ».

Le choix du Milk Bar dans le centre d’Alger, où elle avait entreposé une bombe, répondait à un symbole et à des objectifs expliqués par Larbi Ben M’hidi : « C’était le côté arrogant de la population européenne et de l’armée (française). Les gens continuaient à rire. C’est aussi face à l’état-major (de l’armée française), Jacques Massu et Yves Godard, installés juste en face ».

Et si c’était à refaire ?

Et si c’était à refaire, le referais-t-elle ? « Oui« , dit-elle, sans hésiter. Et s’il y a des personnes à qui elle ne pardonnerait jamais, c’est bien « Godard et tutti quanti », « l’armée française ».

Son témoignage sur la répression est glaçant et pour la première fois elle fait des révélations qui donnent froid au dos : « Vous savez, il y a eu des disparitions en masse pendant la Bataille d’Alger. On a un cahier. Ils appelaient ça (les militaires français, ndlr) les “crevettes Bigeard”. Des gens torturés dont on n’a jamais retrouvé les corps, certains enterrés dans des villas, n’importe où, et beaucoup d’autres jetés dans le port d’Alger. Si des plongeurs y descendaient, je suis convaincue qu’ils trouveraient des squelettes ».

Parmi ses compagnes de lutte, une figure l’a marquée : Hassiba Benbouali. « Elle était jeune et je connaissais sa famille ». En évoquant son arrestation, Zohra Drif raconte qu’elle a été mise au secret pendant vingt jours.

« Je n’ai pas été torturée grâce à deux femmes : Germaine Tillion et Simone Veil ». Elle n’oublie pas non plus la responsabilité de François Mitterrand, alors ministre : « Il a été implacable, beaucoup d’exécutions et de condamnations à mort ». Incarcérée cinq ans, elle passa par Serkadji, El Harrach – « décrit comme un poulailler » – et plusieurs prisons françaises : Beaumettes, Fresnes, Toulouse, Pau, Rennes….

Celle qui compte éditer prochainement un livre sous le titre, encore au stade de la réflexion, « La France à travers ses prisons », rend un hommage appuyé à Simone Veil : « C’est elle qui m’a fait inscrire à la faculté de Paris alors que j’étais en prison. Elle m’a transférée pour passer les examens de licence en droit ».

Le combat des femmes

Sur un autre registre, Zohra Drif insiste sur le rôle des femmes dans la résistance algérienne contre la colonisation : « On n’a jamais mis en exergue le rôle de la femme durant la colonisation dans la transmission aux enfants de leur passé et de nos origines ». Selon elle, il n’y a pas aujourd’hui de recul dans la représentation des femmes dans la vie politique.

 « Je pense qu’un retour en arrière est impossible en Algérie. Les femmes, en dehors de la politique, se sont incrustées partout : médecins, avocates, juges etc.. les femmes ont leur place. Y a le mouvement qu’on connait qui a essayé de manière sanglante de faire reculer les femmes, mais je pense, c’est irréversible. On ne connaît pas une famille qui ne veut pas instruire sa fille. La femme est dans tous les corps de métiers. C’est vrai, il y a le sexisme, mais ça, ça existe partout ».

Toutefois, à ses yeux, le Code de la famille élaboré sous l’influence du courant islamo-conservateur, demeure une plaie. « C’est un combat permanent que nous devons mener », assure-t-elle.

Un machisme qu’elle a constaté du temps où elle était sénatrice du tiers présidentiel en 1999. « Jamais, ils n’ont proposé de femmes aux postes des structures. C’est là où on a dit : on ne marche pas. On a imposé que des femmes fassent partie des structures ».

« C’est eux qui ont besoin de nous »

Interrogée, par ailleurs, sur les relations difficiles entre Alger et Paris, elle répond sans détour : « Ils ont fait des fortunes colossales, bien sûr avoir perdu l’Algérie pour eux, ils ne se remettront jamais. Regardez, ce n’est pas normal, une partie des nouvelles générations françaises qui n’ont pas connu la guerre gardent une haine violente vis-à-vis de nous. Je crois que c’est transmis dans les familles, avec cet esprit, je crois que c’est ça ».

Avec la montée des extrêmes et le sentiment anti algérien, est ce que ça rend difficile un rapprochement entre Alger et Paris ? « Je ne comprends pas les Algériens. C’est eux qui ont besoin de nous. Moi, je n’y vais pas, le monde est vaste ». Et de souligner : « Nous n’avons pas de ressentiment, car des Français nous ont aidés : les porteurs de valises, des journalistes… »

TSA +