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« Nous sommes avec des gens de sac et de corde ! »

« Nous sommes avec des gens de sac et de corde ! »

Chronique livresque. « Une vie debout » de Mohamed Harbi* est le récit cousu main, de la haute couture même, d’un intellectuel marxiste, fils de notable, dans les méandres du pouvoir.

Et quel pouvoir ! L’idéaliste qu’il était, universitaire, épicurien amateur de toutes les jouissances, sera confronté aux mépris des uns, au mieux à la méfiance, la récupération, et à la soif de pouvoir des autres. Parce qu’il était différent par le niveau intellectuel, parce qu’il cherchait le débat d’idées, parce qu’il cherchait à comprendre, il a eu maille à partir à plusieurs reprises avec des responsables. Et pour finir, l’EMG (l’Etat-Major) le traduira même devant un conseil de discipline parce qu’il a osé débattre avec Ali Mendjli et Boumediène.

En fait, ce qu’on lui reprochait c’est de faire partie de l’équipe de…Krim, la même équipe dont le directeur de cabinet Mouloud Idir, le combattait lui-même ! Compliqué tout ça ? Oui, très compliqué…

Haddad, Issiakhem, Kateb et la dive bouteille

Ce qu’il relate sur les luttes de pouvoir qui ont gangrené la direction de la Révolution relève du film noir. Pour un rien, on passe de vie à trépas, pour un rien on devient plus rien… On est loin de la vision idéalisée d’une Révolution pure et dure. La pureté, l’esprit de sacrifice il faudrait les chercher du côté du peuple, la direction, à quelques exceptions près, n’est assoiffée que d’hégémonisme et de course au « koursi ».

Certaines personnalités en prennent un coup. On pensait, par exemple, qu’un Ferhat Abbes aurait pu être un Mandela algérien, voilà que Harbi nous en fait un portrait nuancé, celui d’un homme hésitant et dépassé par les événements. Ce qui ne veut nullement dire que c’est la pure vérité, mais c’est tout de même le regard d’un historien considéré comme le meilleur dans ce domaine.

Exempté du soupçon de malhonnêteté et de manipulation, Harbi n’est, cependant pas infaillible. Il peut se tromper. Un exemple : il qualifie Chadli de démobilisé de l’armée française alors que celui-ci s’insurge et fait une mise au point sèche dans ses mémoires : il n’a jamais été sous l’uniforme française ! Même Hocine Benmaalem pointe une inexactitude sur laquelle on reviendra au moment de la chronique sur les mémoires du défunt Général-major.

Passons sur sa vie d’intellectuel-militant au sein de la fédération de France du FLN et retenons le portrait qu’il fait de trois illustres artistes-militants qui battent le pavé parisien : Malek Haddad, M’hammed Issiakhem et Kateb Yacine. Les mots qu’on va lire, si cocasses soient-ils, fleurent la tendresse et l’amitié. « Je fis aussi connaissance avec un trio infernal-Malek Haddad, M’hammed Issiakhem et Kateb Yacine-porté sur la dive bouteille et dont la discrétion n’était pas la vertu première. Cela vaut surtout pour Malek Haddad, militant du PCA expulsé d’Algérie et qui vivait dans l’attente du jugement d’Aragon sur ses poèmes.

Écorché vif, un tantinet homme de cour, il prenait plaisir à s’autoflageller pour se punir de son sens politique : « Tu te rends compte, je menais campagne contre la CED (Communauté européenne de défense) alors que depuis plusieurs mois les Algériens avaient pris les armes ! ». Malek Haddad m’avait surnommé « Ma conscience ». Je l’invitai à ne jamais prononcer mon nom. Alors que la police était à mes trousses, il m’interpella, rue de Vaugirard, près du Sénat, en ces termes : « Hé, X287 ! Tu es toujours dans l’ombre ? » Je continuai mon chemin sans me retourner. »

Du vaudeville en majuscule. Issiakhem était différent, mais tout aussi singulier : « Il portait toujours un carton rempli de gouaches qu’il échangeait contre quelques verres de vin. Il ne marchandait jamais. Mais comme il ne savait pas s’arrêter de boire, ses gouaches pouvaient coûter cher. Révolter contre tout ce qui était institué, refusant de se singulariser en tant qu’artiste, il se considérait comme un homme ordinaire. »

Le troisième larron est aussi croqué avec l’encre du vrai : « Kateb Yacine parlait en homme libre. Son admiration pour Staline dissimulait mal des tendances anarchisantes, un refus de l’organisation et de la discipline. Sur lui pesait la tragédie de mai 1945, qu’il avait vécue. À l’opposé de Malek Haddad, il s’exprimait souvent à contre-courant sur la religion, la culture, la question des langues. Il cherchait constamment par la provocation, à arracher aux Algériens leur masque de pruderie. »

Les épouses vietnamiennes abandonnées dans les rues d’Alger

Chemin faisant, Harbi lève le voile sur une énigme qui a sans doute intrigué beaucoup d’Algérois dans les années 70/80 : celle des femmes et des enfants asiatiques qu’on croisait régulièrement dans certaines artères algéroises et dont on ne comprenait pas la présence.

En fait, confie Harbi, lui-même a posé à Krim le problème du rapatriement et de l’intégration à l’ALN des soldats algériens qui avaient déserté l’armée française pendant la guerre d’’Indochine, entre 1946 et 1954, pour rallier le Vietminh. Il fait remarquer que le gouvernement Vietminh avait attiré l’attention des responsables de la révolution sur cette question. Silence ou réponse sans lendemain de la part des nôtres.

Étonnement et indignation de l’auteur : « Étrange révolution que celle qui accueille les déserteurs ayant servi l’armée coloniale en Indochine, en Tunisie et à Suez en 1956, et qui refuse ceux qui avaient rejoint auparavant la résistance vietnamienne ! Ces soldats dont on craignait pour l’ALN, la contamination communiste ne devaient rentrer en Algérie qu’en 1965, avec femmes et enfants, que certains d’entre eux abandonnèrent dans les rues d’Alger afin de rejoindre leur douar et de s’y remarier. Ce fut l’un des plus grands scandales humains de l’Algérie indépendante qui en a connu tant. »

Intellectuel dans la Révolution, il note tout, analyse tout , rien n’échappe à son regard critique. Il constate le dogmatisme des uns, les coups bas des autres. Il note qu’à l’exception du colonel Lotfi, les chefs militaires dénigraient dans leurs discours « les politiques », l’esprit critique, le libre arbitre et la théorie. Il relève « la brutalité de certains officiers à l’égard des djounouds, comme les capitaines Bencherif et Zerguini… », mais il note également, dans un souci de parité, le sort fait aux Déserteurs de l‘armée française (DAF) : « Le commandant Idir giflé par le commandant Ali mendjli en présence de Krim, le capitaine Abdelhamid Abdelmoumen giflé par le colonel Said Mohammedi, les lieutenants Moulay Abdelkader Chabou et Slimane Hoffman mis sous surveillance de leurs hommes par leur supérieur, le capitaine Abderrahmane Bensalem, etc. »

Harbi et les militaires : entre Freud et Marx !

Puis vint cet épisode surréaliste qui montre, en raccourci, la méfiance atavique des militaires pour les intellectuels auxquels ils prêtent toujours une stratégie de double jeu et de manipulation. Plantons le décor. Harbi est en face du colonel Boumediène, du colonel Kafi, du commandant Ali Mendjli, du commandant Lamine Khène, du capitaine Hachemi Hadjérès et du lieutenant Attailia qui faisait le boute-en-train jusqu’à faire rire aux larmes Boumediène.

« Vint alors la discussion sur la stratégie politique du GPRA. Je l’avais introduite moi-même pour voir si les chefs militaires avaient une idée claire de ce qu’était la notion de « guerre populaire prolongée » et de ce qu’elle impliquerait dans le rapport au peuple comme dans le domaine des alliances. Je leur dis que Krim en parlait, mais peut-être sans en mesurer les conséquences. Et j’évoquais les problèmes de nos rapports avec la Tunisie et l’attitude de Bourguiba à l’égard de la révolution algérienne. Je m’entendis répondre : « Bourguiba est un grand patriote pour la Tunisie et un ennemi pour nous. »

Bien entendu, Harbi n’était pas d’accord. Il combattait la position de Bourguiba au nom de l’unité du Maghreb et non au nom du nationalisme algérien. Mendjli haussa le ton contre lui et se fit même menaçant.

« Mais derrière ses paroles humiliantes, on décelait la manifestation d’une revanche sociale. J’ai compris qu’il me fallait mettre un terme à notre échange et je me suis retiré. » N’oublions pas que Harbi était un fils de notable d’El Harrouch et Mendjli d’une couche sociale inférieure. Résultat : l’EMG demanda au GPRA des sanctions contre lui pour « travail fractionnel, dénigrement de responsable et activité de nature à nuire à la Révolution en connivence avec Hocine Lahouel. Je compris qu’on vivait dans un monde où tout, jusqu’à des conversations entre amis, pouvait s’inscrire en actes d’accusation… »

S’ensuit alors cette observation terrible pour le marxiste qu’il était : « Peut-être aurais-je dû pousser plus loin ma réflexion et me dire que Freud pouvait, parfois, être d’une plus grande utilité que Marx. » Cette réflexion reste, dans bien des cas, d’actualité.

Ferhat Abbes voit tout noir

Mis à pied, il comparut devant le président Ferhat Abbes. La narration qu’il en fait vaut qu’elle soit reproduite in-extenso : « Boussouf qui faisait partie avec lui (Abbes, NDLR) du conseil de discipline s’était éclipsé en prétextant un rendez-vous urgent, après m’avoir glissé à l’oreille que mon affaire était réglée. « Tu vois, mon fils, me dit Abbas, quand il faut prendre des responsabilités, on me laisse les assumer seul. » J’avais en face de moi un homme fatigué, qui m’a laissé l’impression d’être moins un dirigeant qu’un otage. Il y avait quelque chose comme une apocalypse dans le tableau qu’il me dressa de notre situation face à l’ennemi. Tout était de couleur sombre. La mesquinerie du jeu politique l’agaçait. Il en rendait responsables Ben Tobbal, Krim et Boussouf, et s’en plaignait. Il cita nommément Ben Khedda et Dahlab : « Je sais qu’ils veulent me pousser vers la sortie. » Évoquant le soutien que j’avais apporté à Ben Khedda, il me questionna : pourquoi t’opposes-tu à moi mon fils ? » Il s’enquit de mes origines familiales, croyant-à tort-qu’il avait siégé jadis aux délégations financières avec mon grand-oncle Haouès, et poursuivit : « Tu es un fils de grande famille. Nous sommes avec des gens de sac et de corde. Vivement qu’’on rentre en Algérie et qu’on mette le peuple entre eux et nous ! » Pouvait-il comprendre que ce qui m’éloignait de lui, c’était justement ce sentiment de classe qu’il manifestait si naïvement et qui était à l’origine de nos divergences ? (…) Je l’ai quitté avec le sentiment que le destin de l’Algérie hésitait. »

Le naïf dans l’histoire ce n’était pas Ferhat Abbes qui avait compris qu’on ne pouvait pas bâtir une Algérie démocratique et plurielle avec les officiers de l’EMG qui ne discutent qu’à l’ombre des baïonnettes. Lui, Harbi, marxiste, analysait avec les grilles du marxisme les hommes de la Révolution. Peut-être que leur origine paysanne trouvait quelque indulgence aux yeux de ce fils de patricien culpabilisant à cause de ses origines. On sait où cela l’a mené. Par un paradoxe dont l’histoire est si friande, il aura le même sort, ou presque, que Ferhat Abbes. Emprisonné lors du coup d’État contre Ben Bella puis en résidence surveillée dont il échappa en 1973. Encore un mot, ce premier tome de mémoire vaut aussi bien par le style que par le fond : des faits, de l’analyse et de l’humour, tout pour satisfaire le lecteur le plus exigeant. Dommage que le tome 2 n’a pas encore vu le jour. Il semblerait qu’il soit en cour d’achèvement. Prions pour sa sortie rapide.

Aujourd’hui Mohamed Harbi vit à Paris où il a trouvé refuge du temps de Boumediène et la chasse à tout ce qui n’adhère pas à la pensée unique ; Harbi est vieux et à moitié aveugle. Il serait peut-être temps de rendre hommage au formidable intellectuel et Historien qu’il est. Si on a mis la majuscule à historien c’est sciemment. Tout compte fait, on aurait dû la mettre à homme. Ça qualifie mieux sa texture.


*Mohamed Harbi
Une vie debout
Mémoires politiques
Tome 1 : 1945-1962
Casbah Éditions
PP : 470 DA

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