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Pourquoi l’Algérie est-elle toujours une obsession française ?

Pourquoi l’Algérie est-elle toujours une obsession française ?

Par Leo Altman / Adobe Stock
Le drapeau de l'Algérie et de la France.

Yazid Sabeg, ancien commissaire à la diversité, appelle la France à reconnaître les massacres du 8 mai 1945 en Algérie comme crimes d’État. Il explique pourquoi Bruno Retailleau s’en prend régulièrement à l’Algérie.

Né à Guelma, l’une des trois villes où furent commis les massacres du 8 mai 1945, Yazid Sabeg dénonce les attaques en France contre les Français d’origine algérienne.

Le président Emmanuel Macron a-t-il franchi un cap historique dans ses propos du 8 mai 2024 à propos de Sétif, Guelma et Kherrata ?

Non. Il a répété, sous une forme certes solennelle, ce que ses ambassadeurs successifs – Bernard Bajolet, Xavier Driencourt, Xavier de La Chevalerie, Bernard Émié, Marc Baréty ou Michel Raimbaud – avaient déjà exprimé, avec aussi les premières gerbes déposées par Hubert Colin de Verdière en 2005, puis par Bernard Bajolet en 2008, et reconduites sans discontinuer jusqu’à François Gouyette en 2021.

Il n’y a eu pour ce 80 -ème anniversaire du 8 mai ni avancée historique ni geste politique ou symbolique décisifs. En citant, dans une phrase sibylline et sans sujet historique explicite, les noms de Sétif, Guelma et Kherrata parmi d’autres lieux de « violences et massacres », il a dilué l’acte dans une rhétorique commémorative indistincte.

Il n’a pas parlé de « crime d’État » ou de « crime de guerre » ni même de responsabilité française. Il n’a pas nommé les morts, ni l’ampleur des faits, ni les mécanismes de la répression, ni les chaînes de commandement militaires et civiles, ni enfin l’engagement des plus hautes autorités de la République, à commencer par Mitterrand lui-même.

Pire : en glissant ces noms au sein d’un paragraphe consacré aux luttes de libération et en les juxtaposant à la Syrie de 1945, il a décontextualisé la singularité du crime algérien. Quant à la conclusion sur les « ennemis des Lumières », elle reconduit une posture républicaine abstraite qui, au lieu de reconnaître la faute, érige la France en sentinelle morale de l’universel — au moment même où elle refuse de regarder son propre crime colonial.

Pourquoi le 8 mai 1945, jour de victoire, ne peut-il être une célébration totale pour tous les Français ?

Parce qu’au moment même où la République exultait sa libération du joug nazi, elle ouvrait sur son territoire algérien l’un des chapitres les plus sombres de son histoire : des milliers de civils furent massacrés à Sétif, Guelma, Kherrata.

Ce jour qui devait symboliser la victoire de la liberté devint, pour les Français musulmans d’Algérie, le jour où la République tourna contre eux ses fusils.

En quelques jours, les troupes coloniales, les milices européennes et l’armée française procédèrent à une répression féroce, méthodique, raciale. Les bombardements aériens, les exécutions sommaires, les charniers collectifs, les pendaisons, les enfants noyés dans les oueds : tout cela sous les drapeaux tricolores.

Ce n’est donc pas seulement une tragédie algérienne : c’est un drame français, un énième reniement des principes et des normes républicains en Algérie française, qui interdit à ce 8 mai d’être une fête unanime.

Pourquoi faut-il nommer ces événements pour ce qu’ils furent : des crimes d’État et non des « émeutes » ?

Parce que leur planification, leur intensité et leur durée ne relèvent pas du maintien de l’ordre, mais d’une opération punitive d’ampleur militaire. L’armée bombarda les villages, les milices civiles procédèrent à des massacres avec la complicité des autorités.

Le général Duval, chef des opérations, n’a jamais été inquiété. Paris fut informé et approuva. Il s’agit donc bien d’un crime organisé, commis par la République contre ses ressortissants, à raison de leur origine et de leur statut. On ne peut pas revendiquer la République et taire ce qu’elle fit en son nom.

Pourquoi cette mémoire relève-t-elle d’abord de l’affaire intérieure française, avant même d’être une question franco-algérienne ?

Parce que les morts de Sétif étaient des citoyens français — certes de statut « indigène », mais Français selon la loi. Les officiers, les préfets, les gouverneurs, les ministres qui ordonnèrent la répression n’étaient pas des représentants de l’État colonial, mais de l’État français.

La question de Sétif ne relève pas de la diplomatie, elle relève du droit, de l’histoire et de la conscience nationale. Elle engage la France avec elle-même. C’est aussi une affaire franco-française, au sens le plus profond : c’est la République contre une partie d’elle-même.

Pourquoi cette blessure continue-t-elle de suppurer dans la conscience des descendants ?

Parce qu’à l’humiliation du sang versé s’ajoute celle de l’oubli organisé. Les enfants et petits-enfants de ces hommes morts pour la France vivent dans un pays qui ne leur a jamais dit merci.

Pire encore, ils subissent aujourd’hui des discours politiques qui les suspectent d’être moins Français que les autres. Ils sont considérés comme des « Français de papier » ou des « migrants héréditaires » par le Ministre de l’Intérieur du moment. Pourtant, leurs ancêtres sont morts à Monte Cassino, à Toulon, à Lyon, Strasbourg ou Berlin. Ils étaient 135.000 sur une armée française de 165.000 hommes constituant la colonne vertébrale de l’Armée française qui contribua à libérer la France et l’Europe.

Il y a là une injustice historique, doublée d’une ingratitude morale qui forge une amertume sourde, que j’ai partagée avec mes parents, anciens combattants français ou martyrisés à Guelma d’où je suis natif, ainsi que de milliers de compatriotes.

Pourquoi la République française a-t-elle reconnu le Vel d’Hiv et pas Sétif, Guelma et Kherrata ?

Parce qu’elle a longtemps hiérarchisé les mémoires en fonction de son confort politique. Il fallut attendre Jacques Chirac, en 1995, pour qu’elle reconnaisse que Vichy était bien la France collaboratrice du génocide juif.

Pour l’Algérie, on attend toujours une parole pleine, une reconnaissance sans langue de bois. Pourquoi ce « deux poids, deux mesures » ? Parce que l’Algérie continue à renvoyer la République à son empire, à ses mensonges, à ses crimes coloniaux, à ses propres contradictions entre droits de l’homme et réalité impériale.

Pourquoi le silence sur les débarquements de Provence est-il révélateur ?

Parce que les tirailleurs africains et nord-africains furent littéralement effacés des photographies officielles. On blanchit les régiments avant de les photographier pour la postérité.

Pourtant, partout ce sont eux qui prirent les premières balles, eux qui ouvrirent la voie à la Libération. Mais jamais un monument national, jamais un chapitre dans les manuels, jamais un hommage spécifique. Ce silence est une faute contre la vérité et contre la mémoire.

Pourquoi la loi de 1982 sur la réintégration des putschistes est-elle indéfendable ?

Parce qu’elle a effacé les fautes des généraux félons d’Alger, ceux-là même qui avaient tenté de renverser la République pour s’opposer à l’indépendance algérienne.

Cette loi proposée par François Mitterrand fut portée par un compromis politique honteux : il s’agissait d’acheter la paix mémorielle avec les partisans de l’Algérie française. Nombre de gaullistes historiques et de socialistes authentiques votèrent, c’est vrai contre cette loi. Ce pardon unilatéral aux ennemis de la République fut un déni de justice, doublé d’une offense aux victimes.

Quelle est la responsabilité personnelle de François Mitterrand dans cette histoire ?

En 1945, Mitterrand est ministre des anciens combattants du gouvernement de Gaulle. Il approuve la répression de Sétif. Il couvre l’action du général Duval.

Plus tard, en 1956, il devient ministre de la Justice sous Guy Mollet et signe personnellement des ordres d’exécution par décapitation de militants indépendantistes algériens. En parallèle, il refuse jusqu’à sa mort de reconnaître la responsabilité française dans la déportation des Juifs.

Il entretenait un culte secret à Pétain, comme en témoignent ses visites annuelles à l’île d’Yeu jusqu’en 1992. Son rapport à l’histoire fut sélectif, souvent cynique. Il en fut de même de sa relation avec l’Algérie et l’extrême droite colonialiste.

Pourquoi l’antigaullisme actuel se nourrit-il de la question algérienne ?

Parce que la droite post-gaullienne n’a jamais pardonné au Général son « abandon » de l’Algérie. Les héritiers du courant Tixier-Vignancour, Debré, Retailleau aujourd’hui se sont construits sur une nostalgie coloniale.

Pour eux, la blessure algérienne est une trahison originelle. Ils haïssent le de Gaulle du discours de Brazzaville, du « Je vous ai compris », du référendum de 1962. Leur imaginaire est figé dans le mythe d’une France éternelle, blanche, chrétienne et impériale.

Pourquoi la France est-elle obsédée par l’Algérie ?

Parce qu’elle est le symptôme d’un empire perdu qui n’a jamais été digéré. Parce qu’elle renvoie à une guerre honteuse, à une décolonisation sanglante, à une page que l’on préfère plier que lire.

L’Algérie est le miroir de la République inaboutie : elle montre ce que furent vraiment les rapports entre colonisateur et colonisé, et donc ce que fut le vrai visage de la République outre-mer.

Pourquoi Bruno Retailleau multiplie-t-il les attaques contre l’Algérie ?

Parce qu’il s’adresse à un électorat français qui vibre encore à la nostalgie de l’Algérie française. Il utilise aussi l’Algérie comme repoussoir identitaire. Ce qu’il déteste, ce n’est pas l’Algérie en soi, c’est ce qu’elle rappelle : une République mixte, une France plurielle, une histoire où les Arabes furent des héros. Et cela, pour lui et ses soutiens, est inacceptable.

Pourquoi la mise à l’écart du journaliste Jean-Michel Aphatie de RTL après sa comparaison des crimes coloniaux en Algérie et Oradour-sur-Glane est-elle si révélatrice ?

Parce qu’en France, dire la vérité sur la colonisation reste un acte subversif. Aphatie n’a rien inventé : il a simplement rappelé que l’armée française commit des crimes en Algérie. Pour cela, il fut contraint au silence. Ce n’est pas le mensonge qui dérange, c’est la vérité. La République est prête à défendre ses mythes jusqu’à l’absurde.

Quelles sont les conséquences d’un tel silence ?

L’amnésie collective. Le ressentiment durable. L’incapacité à réaliser la cohésion nationale. Une société qui ne reconnaît pas ses crimes devient une société qui reproduit l’injustice. Le silence sur Sétif est aussi le terreau des discriminations actuelles qui vise ceux que Retailleau appelle sempiternellement les « Franco-Algériens », ces Français qui le sont sans, dans sa tête, pas tout à fait l’être.

Que vivent aujourd’hui les descendants des combattants algériens qui ont participé à la libération de la France du joug nazi ?

Ils vivent dans des quartiers toujours relégués, sous des regards suspicieux, accusés d’ingratitude, alors même que le sang des leurs a coulé pour la République. Ils ne demandent pas de faveur, mais un récit national qui ne les efface pas ainsi que leurs ascendants.

En quoi la comparaison avec la mémoire juive est-elle éclairante ?

Parce qu’elle montre que la République sait reconnaître ses fautes quand elle le veut. Elle l’a fait pour la Shoah, tardivement, mais clairement. Elle fait pour le génocide arménien ou rwandais. Pourquoi refuse-t-elle de le faire pour l’Algérie ? Parce que l’Algérie reste un tabou, un miroir trop cruel.

Que demandent les membres des familles des victimes de Sétif, Guelma, Kherrata installés en France ?

Ils demandent justice, reconnaissance, mémoire. Elles demandent à ne plus être les oubliés de la République. Elles ne réclament pas l’argent, mais la vérité.

Que faut-il faire aujourd’hui ?

Déclarer publiquement les événements (massacres du 8 mai 1945) comme crimes d’État. Nommer les responsables. Enseigner cette histoire. Créer un jour de commémoration. Restaurer la dignité des morts, et avec elle, celle des vivants.

Pourquoi cela dérange-t-il encore ?

Parce que cela bouleverse le roman national. Parce que cela montre que la République ne fut pas toujours du côté du droit. Parce que la mémoire coloniale est un champ miné d’intérêts, de peurs et de mensonges.

Que changerait une reconnaissance officielle des massacres de mai 1945 ?

Elle changerait tout. Car il ne s’agit pas seulement d’un geste mémoriel, mais d’un acte fondateur de vérité. Reconnaître que la République française a commis, sur son propre territoire – car l’Algérie était juridiquement la France – des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité envers des ressortissants français, c’est restaurer la légitimité morale de la République elle-même. Ce n’est pas une dette envers l’Algérie, mais une dette envers elle-même, envers sa propre histoire, envers ses propres enfants.

Cette reconnaissance ne dépend pas de la diplomatie, ni des rapports bilatéraux, ni d’une négociation de pouvoir entre États. Elle est un devoir national, un sursaut de dignité, une fidélité aux idéaux proclamés de 1789. L’Algérie, en ce sens, n’a pas de droit de tirage sur cette mémoire : elle doit y être associée, bien sûr, comme mémoire partagée, mais la responsabilité est d’abord française.

Ce n’est qu’en reconnaissant ces crimes – de 1830 à 1945 – que la France pourra sortir du cercle vicieux des querelles mémorielles, des rancunes instrumentalisées et des crispations identitaires. Il ne peut y avoir de relation apaisée entre l’Algérie et la France tant que cette vérité-là est niée. Il ne peut y avoir de mémoire nationale unifiée tant que les enfants de ceux qui ont libéré Marseille, Toulon, Lyon, Strasbourg restent perçus comme des étrangers de l’intérieur.

Il faut en finir avec ce mensonge qui corrompt tout. Il faut une parole claire, sans condition, qui dise : oui, la République a failli. Oui, des milliers de ses enfants, nord-africains, musulmans, français, ont été massacrés parce qu’ils réclamaient ce que d’autres célébraient. Et c’est à nous, aujourd’hui, d’honorer leur mémoire, non par charité, mais par justice. Car tant que la France n’aura pas regardé en face ce qui s’est passé à Sétif, à Guelma, à Kherrata, elle ne sera jamais tout à fait libre.

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