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« Quand mon ami est borgne, je le regarde de profil »

« Quand mon ami est borgne, je le regarde de profil »

Chronique livresque. Dans son ouvrage « Autopsie d’une guerre »*, Ferhat Abbes rapporte un entretien édifiant qu’il avait eu avec Abane Ramdane.

Les deux hommes, deux intellectuels, sans être de grands amis, se respectaient et s’appréciaient même si le caractère entier et direct d’Abane s’accordait mal avec celui plus consensuel et modéré d’Abbes.

En fait, s’il faut chercher à Abane un ami, allié qui a autant un caractère trempé dans l’acier comme lui, il faut alors regarder du côté de Ben M’hidi qui l’a appuyé de tout son poids et son autorité lors du Congrès de la Soummam. Ils avaient tous deux cette soif d’absolue des purs qui pensaient que la Révolution transcendait les hommes. Il n’en fut rien. Abane l’apprendra à ses dépens.

« Je ne peux pas les approuver quand ils débitent des âneries »

Ferhat Abbes est dans hôtel Tunisois. Il reçoit Abane Ramdane très en colère. Et pour cause, il avait été exclu des réunions du CCE à Tunis. Abane exclu ! Écoutons Abbes : « Krim, me dit-il, qui se plaignait à Alger du comportement de Benkhedda et de Dahleb, n’avait jamais été exclu de nos délibérations. Les colonels sont allés trop loin. Ils ne respectent plus les décisions du CNRA ».

Les colonels ? Abane visait principalement la troïka Boussouf, Bentobbal et Krim Bekacem.

Revenons sur les propos d’Abane pour préciser que le CCE (Comité de Coordination et d’Exécution) qui siégeait à Alger était composé de 5 membres : Abane, Ben M’Hidi, Krim Belkacem, Dahleb et Benkhedda. Les trois meneurs du CCE étaient Abane, Ben M’Hidi et Benkhedda. Belkacem qui n’avait pas la même culture politique que les quatre, en ajoutant Dahleb, se sentait marginalisé. Il attendra son heure pour se venger. Son heure était venue d’autant que ni Bentobbal, ni Boussouf n’appréciaient Abane.

Ferhat Abbes semble ne pas être surpris par les propos d’Abane : « Pourquoi, lui ai-je demandé, les colonels ont-ils ce comportement ? Qu’as-tu pu faire contre eux ? » Abane n’avait rien fait, sinon critiquer ce qui était critiquable.

« Je ne peux pas les approuver quand ils débitent des âneries, me dit-il. Je lui fis le reproche de manque de générosité et d’oublier les recommandations que je lui avais faites au Caire. Je lui rappelais le mot de Vauvenargues : « Quand mon ami est borgne, je le regarde de profil ». « Le travail en commun, lui dis-je, réclame de l’intelligence et du savoir-faire. Mais il réclame aussi des qualités de cœur. La guerre a réuni des hommes venus de toutes les couches sociales. Et tu veux que ces hommes aient la même opinion et les mêmes vues sur nos problèmes ? » Paroles de sage. Mais Abane était trop blessé pour les entendre. Abbes encore : « Il me dit : « Je te demande d’arranger encore cette affaire. Sinon je prends ma mitraillette et j’en descends quelques-uns. » Je réplique : « C’est pour me dire des sottises de cet ordre que tu m’as envoyé à l’extérieur ? Veux-tu mon sentiment ? Tu as besoin de repos. Nous allons t’envoyer en Europe, te soigner et te faire opérer le cas échéant. Et quand tu reviendras, bien des choses auront changé ».

Abane qui souffrait d’un ulcère et d’un goitre refuse cette éviction qui ne dit pas son nom. Selon Mohamed Harbi, ces conseils d’Abbas étaient sans doute inspirés par les colonels qui l’avaient chargé de les lui transmettre.

Krim Belkacem : « Je ne regrette rien »

Ferhat Abbes ajoutera qu’Abane Ramdane n’était pas animé par la volonté de dominer la révolution, mais d’apporter simplement sa contribution. « Il vivait pour cela ». Dans ces 4 mots tout Abane est résumé. Quoi qu’il en soit, à la réunion du CCE, Abbes, soutenu par Mehri et Debaghine, défendra Abane obligeant ainsi les colonels à revoir leur position sur le proscrit qui reprit ainsi sa place au sein du CCE.

Abane mort, Ferhat Abbes ne croira guère à la fable du martyr tombé au champ d’honneur comme le ressassaient ses assassins jusqu’au jour où Krim Belkacem passa aux aveux. « Abane est mort, me dit-il, et je prends la responsabilité de sa mort. En mon âme et conscience, il était un danger pour notre mouvement. Je ne regrette rien ».

Terribles aveux qui font sortir le modéré Abbes de ses gonds : « Qui t’a autorisé à être juge ? Ai-je répondu. Et qui te jugera à ton tour ? Ne crains-tu pas que la mort d’Abane retombe un jour sur ta tête et celle de tes enfants ? ». C’est sur l’Algérie indépendante qu’est retombée la mort d’Abane. Ironie du sort, Krim Belkacem finira lui aussi étranglé. Par des Algériens. Comme Abane l’incorruptible.


*Ferhat Abbes
Autopsie d’une guerre
Alger Livres-Edition

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