Réalisateur du film «Ben M’hidi », projeté en avant-première lundi 4 mars à Alger, Bachir Derrais revient sur les péripéties qu’a connues ce biopic et les contraintes liées à sa distribution.
Il s’exprime également sur la loi algérienne sur l’industrie cinématographique qui vient d’être votée par le Parlement.
La projection en avant-première du film « Ben M’hidi » lundi 4 mars à l’Opéra d’Alger a connu un grand succès. Comment avez-vous apprécié cette première sortie ?
Bachir Derrais : La projection du 4 mars n’était pas une sortie, mais une simple avant-première pour annoncer le déblocage du film « Ben M’hidi », interdit de projection depuis fin 2018.
Il est vrai que cette avant-première, une projection de luxe avec la présence de 1.600 personnes, était un franc succès avec une interaction du public très positive et très favorable au film.
Mais, aujourd’hui, il va falloir penser à une grande sortie commerciale et pour cela il va falloir donner de l’importance à la promotion des films auprès du public algérien et étranger car il faut avouer que par le passé, les maillons faibles du cinéma algérien étaient sa distribution et sa promotion.
Il est temps de changer radicalement les méthodes en usage, notamment cette mauvaise habitude d’organiser une « avant-première » pour les officiels et les privilégiés puis de reléguer le film dans les tiroirs.
Sachant qu’une avant-première de film sans plan et sans date de sortie est la meilleure manière de tuer sa carrière.
Cette pratique néfaste, devenue la règle pour la majorité des films 100 % algériens qui n’ont pas de coproducteurs étrangers, a beaucoup nui.
Ainsi, par manque d’implication ou de volonté politique ou encore de moyens financiers, la carrière d’un certain nombre de films algériens de qualité, qui auraient pu trouver un écho très large au niveau national et international, a été tout simplement tuée.
Or, le cinéma est un art vivant et un art de masse très important dans l’histoire de notre pays. Il a fortement contribué à notre glorieuse Révolution.
Que le film « Ben M’hidi », qui retrace le parcours de notre héros national et chahid, puisse être le moteur idéal de lancement d’une nouvelle ère du cinéma algérien à compter de sa sortie.
Et pour promouvoir le cinéma algérien à l’échelle nationale et internationale, il va falloir préparer une grande sortie en perspective, de résonance mondiale, en organisant des avant-premières du film « Ben M’hidi » à l’international et faire en sorte que l’Algérie soit présente dans les plus grandes manifestations cinématographiques prestigieuses à l’instar du Festival de Cannes ou la Mostra de Venise en Italie d’autant que l’Algérie et l’Italie viennent de signer un partenariat stratégique.
Et cela même en hors section, comme le font les Américains qui, dans chaque grande manifestation, organisent des projections spéciales pour promouvoir leur cinéma. Une approche en cohérence avec la politique étrangère de notre pays, afin que ce film affirme son rayonnement à travers notre Histoire.
Comment avez-vous accueilli certaines critiques qui ont ciblé le film Ben M’hidi ?
Bachir Derrais : Dès lors qu’un film est présenté au public, il échappe à la sphère privée du réalisateur et devient la propriété de chaque spectateur, chacun étant libre d’exprimer son opinion.
Certains ont pointé du doigt l’absence de scènes de guerre et des ulémas, la mise en avant de Abane Ramdane, la présence réduite de Ahmed Ben bella et Abdelhafid Boussouf, la torture pas trop montrée….
Concernant les critiques notamment relatives à la représentation accordée à Abdelhafid Boussouf ou à Ahmed BenBella, je les considère comme non objectives.
En effet, «Ben M’hidi » est un biopic qui relate l’existence du chahid ainsi que celle de ses compagnons de lutte. Il est essentiel de rappeler que, dès 1956, Ben M’hidi a intégré le Comité de Coordination et d’Exécution (CCE), aux côtés d’Abane Ramdane, avec qui il a partagé le combat jusqu’à son arrestation au « Sacré-Cœur » (en haut de la rue Didouche Mourad, ndlr) à Alger.
Ensemble, ils ont participé à des événements cruciaux tels que le Congrès de la Soummam en août 1956 et la grève des huit jours du 28 janvier au 04 février 1957.
Par conséquent, il est tout à fait logique que la présence d’Abane Ramdane soit davantage mise en avant que celle d’autres figures historiques de la Révolution.
L’incompréhension demeure quant au dérangement que suscite la personnalité d’Abane Ramdane alors qu’il a joué un rôle déterminant dans la Révolution, à travers des contributions majeures comme la création de l’hymne national, la fondation du journal « El Moudjahid » et la mise en place des structures et de la hiérarchisation de la lutte révolutionnaire. Malheureusement, certains historiens mal intentionnés ont terni sa mémoire, mais le film « Ben M’hidi » vise à rétablir la vérité.
Un mot sur les péripéties du film « Ben M’hidi », ce qui a fait l’objet de discorde avec les autorités par exemple ?
Bachir Derrais : La production du film fut jalonnée d’obstacles considérables. Des interruptions répétées du tournage nous ont contraints à des pauses forcées.
Durant cette période, l’ex-ministre de la Culture accordait sa préférence à d’autres projets cinématographiques, reléguant ainsi « Ben M’hidi » au second plan.
À deux occasions distinctes, les autorisations de tournage nous furent révoquées, nous poussant à nous tourner vers la Tunisie afin de poursuivre notre travail dans un environnement plus propice.
Les complications rencontrées furent multiples, entraînant la perte d’environ un tiers de notre budget initial, principalement en raison de l’attente des autorisations nécessaires et de diverses complications bureaucratiques.
Ce tournage s’est avéré être un véritable tourment. Pour couronner le tout, une fois les difficultés du tournage surmontées, le film fut frappé d’une interdiction qui perdura cinq longues années.
Heureusement, cette épreuve s’est conclue sur une note positive même avec cinq longues années de perdues.
Comment se présentent la distribution du film et les prochaines projections ? Est-ce qu’on verra le film à la télévision ?
Bachir Derrais : Nous procédons actuellement à une analyse approfondie des modalités de diffusion du film « Ben-M’hidi » en France, en Europe et au Canada, et ce en réponse à une demande conséquente.
La distribution d’une œuvre cinématographique purement algérienne s’avère significativement plus complexe que celle d’une coproduction franco-algérienne.
En effet, depuis l’accession de l’Algérie à l’indépendance, aucun long métrage, exclusivement algérien, n’a bénéficié d’une large distribution commerciale en France, y compris l’œuvre primée « Chronique des années de braises » de Mohamed Lakhdar-Hamina, lauréat de la Palme d’Or au Festival de Cannes en 1975.
Seulement deux productions intégralement algériennes ont été sélectionnées au Festival de Cannes : « Chronique des années de braises » et « Le Vent des Aurès », toutes deux réalisées par Mohamed Lakhdar-Hamina.
Ces films n’ont pas connu de diffusion commerciale sur le territoire français. La distribution en France d’un film strictement algérien, dépourvu de nationalité française, se heurte à d’importantes difficultés.
Les œuvres diffusées en France sont généralement issues de coproductions, car le distributeur, pour lancer un film sur le marché français, doit investir entre 300 000 et 500 000 euros pour la promotion.
Une coproduction algéro-française permet de bénéficier de subventions françaises telles que celles du Centre national du cinéma (CNC), des régions, de Canal+ et d’autres, couvrant ainsi les frais engagés.
À l’inverse, un film exclusivement de nationalité algérienne ne saurait prétendre à ces aides. En France, les distributeurs spécialisés dans les films d’auteur ou les coproductions n’investissent pas de fonds personnels, mais opèrent avec des financements publics provenant du CNC, de Canal+, des régions et d’autres sources.
En Algérie, l’absence de structures dédiées à la promotion et au soutien du cinéma algérien à l’international constitue une faiblesse notable.
Lors du lancement du Conseil mondial de la diaspora algérienne vendredi 8 mars à Paris, Karim Zéribi a annoncé une projection du film Ben M’hidi dans la capitale française le 5 avril prochain. Le film sortira-t-il dans les salles en France…
Bachir Derrais : La sortie du film « Ben M’hidi » en France est confirmée. Cependant, elle ne reposera pas sur les subventions et aides publiques françaises, habituellement allouées à la distribution.
Nous explorons actuellement des voies de financement alternatif pour sa promotion, plusieurs acteurs privés ayant déjà exprimé leur intérêt pour participer à la promotion et à la distribution du film « Ben M’hidi » à l’international.
Bien que certains puissent sous-estimer l’ampleur de ce projet, il nécessite un budget conséquent. Nous anticipons une sortie en France et au Canada aux alentours d’octobre ou novembre 2024.
Dans le cadre de notre projet cinématographique, une série dérivée composée de six épisodes d’une durée de quarante minutes a été produite en simultané avec le film principal.
En conséquence, nous offrons aux spectateurs non seulement un long métrage, mais également une mini-série.
À compter du 5 avril, ces deux productions seront soumises à l’appréciation des plateformes de diffusion globales, incluant Netflix. Selon le retour de ces dernières, nous déterminerons la stratégie de distribution commerciale appropriée pour le film.
L’Assemblée populaire nationale vient de voter la Loi sur l’industrie cinématographique qui suscite des inquiétudes chez certains cinéastes et un début de controversé sur la Toile. Quel est votre avis sur cette loi ?
Bachir Derrais : La réglementation récemment promulguée concernant le secteur cinématographique soulève des réticences parmi les acteurs de l’industrie.
Elle instille une incertitude notable, exacerbée par le comportement de certains parlementaires aux inclinations islamistes, qui se sont montrés particulièrement méprisants à l’égard des réalisateurs.
Il conviendrait, avant toute chose, de mettre en place un Centre national du cinéma (CNC) qui, par la suite, serait en charge de l’élaboration d’une législation concertée et approuvée par l’ensemble des professionnels du domaine. Cependant, à l’heure actuelle, l’approche adoptée semble précipitée, s’apparentant à mettre la charrue avant les bœufs.
De surcroît, cette loi paraît entrer en contradiction avec les principes fondamentaux de la Constitution, laquelle est censée assurer la liberté d’expression, une valeur intrinsèquement liée à l’essence même de la création cinématographique.
Les cinéastes, en vertu de leur profession, se doivent de respecter ces principes constitutionnels, le reste relevant de la sphère du Code civil.
Il est donc questionnable de justifier l’augmentation de la bureaucratie dans ce secteur, déjà complexe, par l’adoption de nouvelles réglementations qui semblent aller à contre-courant des libertés fondamentales garanties par la Constitution.