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Saad Dahlab : « Ben Bella a brisé l’unité du peuple »

Saad Dahlab : « Ben Bella a brisé l’unité du peuple »

Chronique livresque. Le titre du livre « Mission accomplie » de Saad Dahlab est  si plat qu’on est tenté, dans un premier réflexe, de dire : « Bof ! ». Attendez, gardez-vous de vous détourner de ce livre. Ne vous fiez pas au titre si banal qu’il pourrait vous faire fuir. Lisez-le, c’est un livre où l’humour ne le cède en rien à l’information. Où l’homme se défend et défend ses choix.

Grâce à lui, on n’est pas collé au trou de la serrure, mais on vit avec les hommes de la Révolution qui sont décrits avec une précision d’horloger si bien qu’on a l’impression de les connaître. Un seul n’en sort pas grandi, rapetissé même au-delà de tout : Ahmed Ben Bella. On verra plus loin le tableau noir où il est peint avec l’encre de la déception. Ni amertume, ni colère. Juste une énorme déception pour ce que le pays a raté à cause de lui et de son équipe.

Premier reportage d’un Algérien sur le maquis

Avec son physique rond et rassurant, il pouvait passer partout. Mais derrière ce physique il y a une volonté, une détermination et un courage  inébranlable. C’est ce qui a poussé Benkhedda et Abane Ramdane de lui confier la mission de marcher sur les traces de Ben Boulaid dont ils n’avaient plus de nouvelles depuis longtemps et sur lequel couraient les rumeurs les plus folles. Dahlab connaissait très bien Ben Boulaid qui était comme lui un nationaliste de la première heure. Direction alors la wilaya 2 et son chef Zighout Youcef qui sera chargé de le convoyer jusqu’à l’historique wilaya 1. Après quelques jours d’observation, Zighout Youcef lui avoua que Ben Boulaid était mort. Dahleb resta sans voix. Quel coup porté à la Révolution

Après 20 jours, il reprit le chemin du retour vers Alger. Il y laissera un Zighout quelque peu ému : « J’avais conscience d’avoir vécu quelques beaux jours auprès de vrais moudjahidine et d’avoir côtoyé un vrai chef. Rentré à Alger je fis un rapport complet à Abane et Ben Khedda. Mon enthousiasme était tel que ce rapport rédigé à chaud le soir même de mon retour à Alger, fit l’objet d’un reportage intitulé « Je reviens du maquis » qui parut sous forme de deux articles successifs dans « Résistance algérienne » qui paraissait en 1956 au Maroc. À ma connaissance, c’était le premier reportage d’un Algérien sur le maquis. »

Membre du CCE (Comité de Coordination et d’Exécution), il nous dresse des portraits saisissants des quatre autres membres après avoir précisé qu’il y avait une parfaite harmonie entre tous.

« Abane était plus coléreux que nous tous. Krim plus sensible aux bienséances. Ben M’hidi parfois très chatouilleux sur son amour propre. Ben Khedda et moi décidés à faire oublier que nous avions été grands responsables du MTLD. »

Pourquoi cette précision ? Parce que plusieurs dirigeants de la Révolution les regardaient avec un œil circonspect à cause de leur ancienne proximité avec Messali Hadj.

Il poursuit sa peinture des  hommes du CCE : « Abane était le plus rapide parmi nous. Il rédigeait rapidement ses notes et ses directives. Il décidait encore plus rapidement. Il ne connaissait pas l’hésitation. Il ne s’embarrassait d’aucune conséquence. Il nous mettait souvent devant le fait accompli. Il avait ainsi pratiquement le pas sur nous. Rien n’irritait davantage Krim et Ben M’hidi que de le voir « jouer au chef » Dieu m’est témoin que j’ai bien des fois arrangé les choses en démontrant que Abane n’avait fait que mettre en forme ou en exécution une décision que nous avions discutée auparavant ou que nous devions prendre par la suite. Krim était plein de dignité et se comportait toujours correctement. Ben M’hidi contrairement à l’image qu’on a donnée de lui dans le film de Yacef Saadi sur « La bataille d’Alger » où il apparait résigné, silencieux, peu sûr de lui, une sorte de marabout, bouillonnant d’idées. Par allusion aux discussions toujours explosives qu’il soutenait quand il était cadre permanent du MTLD et au débit rapide de ses exposés, ses collègues l’appelaient « Carburation » » Un sourire presque permanent au coin de la bouche, il se tenait lui aussi dignement. Il n’avait pas peur des mots. »

L’un des hommes forts du CCE était assurément Ben Khedda, vieux compagnon de route de Dahleb et issu comme lui de la wilaya 4. À chaque ligne on sent percer sous les mots une réelle admiration doublée d’une vive affection : « Mais le gros du travail était assuré par Ben Khedda : liaisons, contacts, refuges, organisations politique, pourparlers avec les uns et les autres, finances, transport d’armes et d’explosif. Les discussions quotidiennes, dans le cadre des discussions et des décisions de principe arrêtées par le CCE, étaient pratiquement prises par lui et Abane. Ben Khedda était connu pour être courageux. Je ne l’ai jamais vu aussi calme et aussi ferme que durant cette période dramatique. »

Quant à Krim, il bénéficie du SMIG : « Il avait une grande autorité et discutait de tout. » Pour être juste, précisons qu’au fil des pages du livre, se dessine en creux, le portrait complet du grand maquisard de la Kabylie.

« Ben M’hidi me regardait avec  mépris ou peut-être de pitié »

Sur la grève des huit jours qui paralysa Alger et déchaîna les paras, elle fut décidée, selon Dahlab, pour renforcer la position du FLN et démontrer au monde que le peuple algérien dans son ensemble réclamait son indépendance, au moment où allait s’ouvrir à l’ONU le débat sur l’Algérie.

L’idée de la grève et de sa durée de 8 jours ? La première proposition était de Ben M’hidi, quant à la durée de 8 jours, l’auteur ne se rappelle plus de celui qui l’avait proposée. Le certain, c’est que Ben M’hidi était pour une durée d’un mois.

« Ben M’hidi défendait avec fougue l’idée de faire la grève pendant un mois. « Et puis ces phrases terribles qui montrent un autre visage de Ben M’hidi : « Jamais je ne le vis me regarder avec autant de mépris ou peut -être de pitié -il m’avait toujours traité avec sympathie et chaleur-que lorsque je m’aventurai à proposer plutôt un ou deux jours. Personne d’ailleurs ne me répondit et je battis en retraite sans discussion. »

Eut-il été entendu, on aurait évité tant de morts à Alger, tant de tortures, tant d’arrestations et peut-être aussi l’emprisonnement puis l’assassinat de Ben M’hidi.

Ben M’hidi arrêté, les membres du CCE n’avaient d’autres choix que de quitter Alger pour ne pas tomber aux mains des paras.  Les quatre membres se donnèrent rendez-vous chez le colonel Sadek à la wilaya IV.

Abane et Krim furent exfiltrés par Claudine Chaulet vers Blida avant de rejoindre le PC de Sadek sur les hauteurs de Chréa. « Le courage, le sang froid de Pierre Chaulet et de Claudine n’avaient d’égal que leur désintéressement et leur conviction politique. »

Lui-même et Ben Khedda furent évacués par Rachid Ouamra, un grand militant dont le domicile, 133, bd Telemly était le QG du CCE. Portrait de cet oublié de l’histoire : « Rachid Ouamra était courageux. De teint blanc, il avait le type pied-noir. Audacieux, bon, jusqu’à la témérité, j’ai vécu avec lui des moments inoubliables qui font qu’il est toujours vivant dans ma mémoire. »

Ne cherchez pas son nom dans les journaux ou dans les rues, Rachid Ouamra n’est nulle part ailleurs que dans quelques mémoires. Et pourtant il était plus engagé que la majorité de ceux qui ont dirigé le pays à l’indépendance.

Trois jours après leur séparation à Alger, les voilà, tous les quatre, réunis au PC du colonel Sadek. Ils décidèrent alors de prendre la tangente. Krim et Ben Khedda vers la Tunisie. Abane et lui-même vers le Maroc. Beaucoup de colonels de l’intérieur -Yacef Saadi et Ali Kafi en premier-verront dans ce départ, pour sauver leurs peaux et militer de l’extérieur, une fuite. Une fuite et rien d’autre.

Pourtant pour Dahlab vivre au maquis est moins risqué qu’en ville : « Malgré les privations et les dures conditions de vie du maquis, je ne sentais guère la peur et l’angoisse, qu’il me fallait vaincre tous les jours à Alger. Le maquisard risque la mort. Il est fixé pour ainsi dire sur son sort. Mais il fait face à l’ennemi avec les mêmes armes. En ville, le militant est désarmé et évolue dans l’inconnu. L’inconnu est égal à la terreur. »  Les mêmes armes ? Voir. Les uns ont les avions, les bombes et les chars ; les autres souvent des fusils de chasse.

Dahlab et BenKhedda exclus du CCE

L’histoire du FLN est une histoire de rapports de force. Et dans ce domaine les trois « B » étaient imbattables. Ainsi, nous dit Dahlab, Krim appuyé par Boussouf, décida d’une réunion du CNRA. Le motif était de trouver un remplaçant à Ben M’hidi. On déborda sur autre chose, comme le précise, un brin ironique l’auteur : « Mais l’occasion était  belle et aussi bien Krim que Boussouf la saisirent pour ramener Abane à sa juste proportion et éliminer ses deux amis Dahlab et Ben Khedda qui semblaient toujours d’accord avec lui. »

On ne leur donnera aucun motif pour cette éviction. Eux-mêmes ne demanderont aucune explication. » Cette attitude digne renvoie à une philosophie : celle de l’acceptation et de la soumission à la fatalité. Mais aussi pour démontrer, Dahlab le précise, qu’ils ne sont pas accrochés à leurs postes. Mais si eux n’ont eu aucun geste de protestation, un des autres membres montra son courroux : « Seul Abane essaya de s’insurger. Nous ne lui apportâmes aucun soutien. Il me traita en aparté et longtemps après, ainsi que Ben Khedda de tous les noms qu’il connaissait et déversa sur nous sa colère. Je lui répliquai qu’en tout état de cause, il fallait à tout prix ne pas étaler nos désaccords en public, qu’il ne fallait pas que les Égyptiens soient amenés à devenir nos arbitres, que la France connaisse en détails nos divisions, que la lutte se déroulait en Algérie, et non au Caire, et que l’important n’est pas d’être à la Direction. Il explosait de colère. Cher Abane -il était tout d’une pièce – et ne savait pas tempérer. Ben Khedda et moi-même nous nous mimes sans hésiter à la disposition du nouveau CCE. »

Ils ont ravalé leur déception et leur colère. Ils ont réagi avec mesure, sagesse et diplomatie.  En rassembleur. Ce n’est pas pour rien que Mohamed Harbi tient Dahlab pour le meilleur diplomate algérien. Au final et sur proposition de Krim, le CCE passa de 5 membres à 14.

Dans le nouveau CCE, Dahlab devint l’adjoint de Ferhat Abbes, chef du département de la Propagande et de l’Information. Et ce n’est qu’àaprès ces nominations que Saad Dahlab, en faisant des recommandations à Ben Khedda, nous donne enfin les raisons de leurs évictions : « Prends garde avais-je dis à Ben Khedda à ne jamais donner ton nom à la presse. Si tu es obligé de faire une déclaration politique et tu n’y échapperas, laisse toujours Cheikh Tewfik el Madani se l’attribuer, sinon tu risques de nous faire exclure de nos nouveaux postes et alors c’est le « chômage » car finalement, pourquoi ne pas reconnaitre notre tort : notre limogeage est dû à notre imprudence d’avoir laissé paraître notre nom. » Soixante ans plus tard, les choses n’ont guère changé : toute surexposition médiatique est encore fatale aux membres du gouvernement.

Après le 1er et 2e GPRA, voici le troisième présidé par Ben Youcef Ben Khedda avec comme ministre des Affaires étrangères Saad Dahlab. À ce titre, Dahlab sera chargé des négociations, avec d’autres ministres, pour mener à terme le processus de négociation pour  l’indépendance.

JF Kennedy : « Il est drôle ce Ben Bella ! »

Voici l’Algérie enfin indépendante. Le GPRA triomphant avec Ben Khedda comme président de la nouvelle république et Dahlab ministre des Affaires étrangères ? Non. Un autre scénario aura lieu.

Pour éviter la congolisation de l’Algérie le sage et courageux Ben Khedda, lâché par tous y compris par Dahlab qui le reconnait lui-même, céda le pouvoir à Ben Bella qui marchait sur Alger avec les 30 000 soldats de Boumediène. Ces 30 000 soldats dont les habits neufs témoignaient de leur virginité au combat.

Sur Ben Bella, Dahlab n’a pas de mots assez durs : « Vivant la plupart du temps isolé et loin des réalités algériennes, Ben Bella ne pouvait commettre que des erreurs. En effet, depuis 1950, c’est-à-dire depuis son arrestation à la suite de la découverte par la police française de l’organisation spéciale (l’OS), il n’avait pas de contact avec l’Algérie. Évadé de la prison de Blida, quelque temps après son arrestation, il regagna l’Égypte où il demeura la plupart du temps. (…) Après avoir détruit la confiance, Ben Bella se mit en devoir de briser l’unité du peuple forgée au prix de sept ans et demi de guerre et d’immenses sacrifices »

Après avoir été éloigné de l’Algérie durant 12 ans, Ben Bella, complètement décalé, reviendra en conquérant. Pour lui, comme pour beaucoup d’autres dont Ferhat Abbes, Ben Bella et son groupe ont confisqué la révolution algérienne. Et puis ces lignes qui visent sans doute à résumer par l’humour le caractère du premier président algérien : « Il est drôle ce Ben Bella. Quand il voit Porter -alors ambassadeur des USA à Alger -il lui demande : « Comment va mon frère Kennedy ? » Et quand Porter sort de chez lui, il m’abreuve d’injures. » Ces mots sont du président Kennedy qui était pour l’indépendance de l’Algérie alors en guerre.

Dahlab  revient à la fin de ses mémoires pour préciser encore, pour que les générations futures comprennent que l’intérêt de la patrie passe avant les intérêts personnels, avant même l’orgueil et l’amour propre : « Nous déchirer en public pouvait désorienter notre Peuple, navrer et embarrasser nos amis et alliés, enchanter notre ennemi. »

 Et ces lignes en gras : « Les vrais héros de notre histoire ont donné leur vie pour que l’Algérie devienne le pays libre dont nous sommes fiers. » Lui aussi, Ben Khedda et tous ceux qui ont cédé le pouvoir en 62 par sagesse et patriotisme sont des héros. Les autres, ceux qui ont pris les armes contre leurs frères pour une parcelle de pouvoir, l’histoire les jugera.

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