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« Sans un État de droit, il y aura encore d’autres Fekhar et d’autres Tamalt »

« Sans un État de droit, il y aura encore d’autres Fekhar et d’autres Tamalt »

Avec d’autres avocats, vous avez appelé à l’ouverture d’une information judiciaire sur la mort de Kamel Eddine Fekhar. Pourquoi ?

Me Salah Hannoun, avocat et défenseur des droits de l’Homme. Le décès du docteur Fekhar est un drame. Un drame humain car il ravit un être cher à sa famille, à ses camarades de lutte et à toutes celles et tous ceux qui lui portent une amitié fraternelle.

C’est aussi un drame politique puisqu’il est mort en tant que détenu politique et d’opinion alors qu’il était sous la totale responsabilité des autorités judiciaires du pays qui ont ostensiblement failli à leur devoir de protection.

C’est inadmissible de constater, dans une Algérie portée par le souffle révolutionnaire de la protesta citoyenne du 22 février, la continuité des réflexes répressifs d’un pouvoir dénoncé dans ses fondements mêmes, sans remise en cause aucune.

Partant de ce constat, il était inconcevable, pour mes confrères et moi, de ne pas donner de suites politico-judiciaires à la mort de Kamal Eddine Fekhar, un défenseur des droits humains et un démocrate pacifiste et humaniste.

Notre demande pour qu’une procédure judiciaire soit lancée sur la base d’un homicide est justifiée et motivée par le contexte carcéral ayant précédé le décès. Notre confrère, Me Dabbouz, n’a pas cessé de tirer la sonnette d’alarme sur le traitement inique réservé au détenu Fekhar alors en grève de la faim. Ses accusations sont publiques et ne souffrent d’aucune ambiguïté. Si les autorités compétentes avaient donné une suite à ses demandes, ce drame n’aurait jamais eu lieu.

En sus des autorités judiciaires, à l’évidente responsabilité, nous attendons des explications de la part de l’Ordre national des médecins quant aux défaillances, constatées et dénoncées par mon confrère, dans la prise en charge médicale du Dr. Fekhar durant son incarcération. Ce silence assourdissant du corps médical, mis en cause publiquement dans le décès d’un militant, médecin de surcroît, me laisse dubitatif.

À minima donc, c’est non-assistance à personne en danger. À maxima, c’est un homicide. Politiquement, volontaire est cet homicide. Judiciairement, c’est à la justice de le qualifier, de volontaire ou pas, au prorata des dramatiques faits et à la lumière des dispositions pénales.

In fine, il est peut-être paradoxal de parler de saisine de la justice alors qu’elle est frontalement remise en cause dans ce décès. Cependant, une telle procédure permettra une forme de transparence, avec la constitution de la famille comme partie-civile, ce qui lui donnera le droit d’accès à la totalité de la procédure. Aucun acte de procédure, aucune expertise ni autopsie ne seront jetés dans un tiroir. C’est la meilleure façon d’identifier les autorités, judiciaires et/ou extrajudiciaires, responsables d’un tel drame. C’est une condition sine qua non pour rendre justice à Kamal Eddine Fekhar.

Le ministère de la Justice a annoncé l’ouverture d’une enquête. Qui pourraient être concernés par cette enquête ?

C’est le président Chirac qui disait que « les promesses n’engagent que ceux qui y croient ».

Présentement, ce gouvernement est illégitime. Son départ est l’une des exigences populaires. La Chancellerie a beau ouvrir toutes les enquêtes administratives qu’elle veut, elles seront frappées du sceau de la suspicion, à juste titre, celle-ci n’ayant pas protégé le Dr. Fekhar de son vivant, malgré les demandes répétées de notre confrère. Donc si elle apporte un plus, tant mieux. Aucune déception, dans le cas contraire.

Par contre, M. le ministre de la Justice, le responsable hiérarchique du Parquet, un lien organique officiel consacré de jure par le code de procédure pénale, a l’autorité légale pour demander au Parquet général de procéder à une enquête préliminaire, préalable à la saisine d’un juge d’instruction pour permettre la mise en pratique du principe du contradictoire, et d’une enquête à charge et à décharge, avec l’intervention de la partie-civile. Sinon tout le reste est superfétatoire et simple gesticulation politicienne ayant comme objectif de gagner du temps.

L’enquête administrative pourrait-elle aboutir à l’ouverture d’une procédure judiciaire ?

Dans l’absolu, oui, si le rapport d’enquête identifie et les infractions pénales et les responsables. Le souci, c’est la volonté politique. La volonté d’aller au-delà de la profession de foi initiale. Nous sommes convaincus qu’elle n’y est point, vu le passif connu dans la gestion de ce genre de dossiers et de situations à répercussions médiatico-politiques, avec l’affaire du défunt Tamalt comme l’exemple flagrant et récent.

Sauf donc à vouloir gagner du temps, pourquoi ne pas ordonner directement, vu le lien hiérarchique légal Chancellerie-Parquet, l’auto-saisine du Parquet pour engager une procédure judiciaire et permettre à la famille, par le biais de sa défense, d’avoir accès à la totalité du dossier ? La réponse est dans la question : la volonté décelée de non-transparence.

Quelles sanctions administratives et pénales encourent les éventuels fautifs et pensez-vous que l’enquête ira cette fois jusqu’au bout ?

Dans votre question, il y a éventuels. C’est justement ce point aléatoire qui rend inutile, au stade actuel, toute supputation sur d’éventuelles sanctions, surtout connaissant les atermoiements de ce pouvoir qui tend à protéger ses serviteurs. Une réponse théorique n’aura aucune incidence sur la procédure. Tout dépend de la qualification de l’acte et de ses ramifications.

Nous avons en tête le rapport de la commission Issad sur les événements sanglants du printemps noir de Kabylie. 18 ans après la remise du rapport à l’ex-président Bouteflika, les assassins et leurs commanditaires n’ont jamais été jugés. On parle là de 128 jeunes assassinés (assassinat car il y a eu préméditation de l’acte de tuer). C’est l’impunité totale. Pourtant, les infractions sont qualifiées de crimes avec de lourdes peines prévues par le Code pénal.

Tout est affaire de volonté politique. Pourquoi ? Car nous sommes loin d’un État de droit consacrant l’indépendance de la justice.

Justement, en 2016, Mohamed Tamalt avait subi le même sort à la prison d’El Harrach et aucun responsable n’a été sanctionné et beaucoup disent que sans cette impunité, le drame de Fekhar serait évité…

Je ne le pense pas car le mal est plus profond. Sanctionner un individu, sans remettre en cause le système et la logique carcérale privative des libertés, ne sert pas à grand-chose, dans l’approche globale, sauf à se débarrasser médiatiquement de la patate chaude. C’est au-delà de la gestion du dossier de Mohamed Tamalt et/ou des autres dossiers. C’est vraiment systémique.

La problématique interroge, ab initio, la nature fondamentale de la justice et sa place au sein des institutions de la République : justice punitive et répressive ou justice à visage humain respectueuse des droits de la personne ? Justice juste réduite à une simple fonction judiciaire, à l’image de son statut dans la constitution de 1976, ou comme un réel pouvoir indépendant, dans le respect du sacro-saint principe de la séparation des pouvoirs ? Une Justice consacrant la force de la loi et la primauté du droit ou favorisant l’impunité et le déni de justice ?

La répétition est utile : toutes ces interrogations nous ramènent toujours vers une indispensable évolution politique porteuse de la consécration d’un État de droit. Sinon il y aura encore d’autres Fekhar et d’autres Tamalt, fort malheureusement, ce pouvoir ayant la répression comme socle et référent idéologiques.

Faut-il rouvrir le dossier Tamalt justement, trois ans après ?

Indubitablement, oui, sans préjuger des limites de la procédure actuelle. Je crois savoir que mon confrère Maître Mechri, avec courage et abnégation, n’a pas cessé de multiplier les procédures afin que les responsables de la mort de Mohamed Tamalt soient identifiés et jugé. L’institution judiciaire est d’ailleurs très attendue sur ce dossier. Il faut que justice soit rendue afin de permettre aux familles d’entamer réellement leur processus de deuil. Le contexte politique actuel, avec cette formidable mobilisation citoyenne, en sus de l’émotion née de la mort du Dr. Fekhar, sont de nature à faire bouger les lignes rouges imposées par la police politique et ses ramifications dans les institutions de l’État.

D’autres prisonniers d’opinion sont toujours détenus. Doit-on s’attendre à des mesures d’apaisement après ce qui est arrivé à Fekhar ?

La remise en liberté de Hadj-Bachir Aouf est une bonne nouvelle, même si elle est la preuve flagrante de la gestion par téléphone de ces dossiers politiques. Comme le Dr. Fekhar, il n’aurait jamais dû être emprisonné pour avoir exprimé ses opinions politiques, une expression garantie par la constitution.

Il faut que ces mesures « d’apaisement » s’étendent à tous les détenus politiques. Je pense notamment au jeune de Mascara qui s’était élevé, parmi les premiers, contre le 5e mandat de la honte. Il y a aussi le cas du militant mozabite Mohamed Baba-Nedjar, un camarade politique du Dr. Fekhar, en détention depuis 2005 dans un dossier inhérent aux ramifications des événements sanglants du Mzab.

Des décisions courageuses doivent intervenir afin de sortir définitivement de ce sentiment d’injustice renforcé par le décès de Kamal Fekhar.

Plus globalement, nonobstant le contexte politique actuel, il est impératif d’engager la réflexion sur la refonte du Code pénal et de la procédure pénale. Critiquer le président de la République, le chef d’état-major ou un autre responsable ne doit pas être un délit mais l’exercice d’un droit, celui de la liberté d’expression. Il est inadmissible, en 2019, que des militants croupissent en prison à cause de leurs opinions politiques. C’est le cas aussi de la militante Louisa Hanoune. C’est scandaleux qu’elle soit encore en prison pour un délit politique, nonobstant l’actuelle rhétorique martiale.

Maintenant que les magistrats s’engagent publiquement pour une justice indépendante, il faut qu’ils consacrent au quotidien le principe de la liberté, contrairement à la sacralisation actuelle de la détention, qui doit être l’exception, et qui est à la base de la grève de la faim ayant entraîné le décès de Kamal Eddine Fekhar.

Il est urgent d’ouvrir ce chantier législatif afin de faire évoluer la norme juridique dans le sens protecteur des droits humains. C’est un pas important, et pas des moindre, dans le process d’édification de la seconde République.

Il faut que quelque chose de positif sorte des sacrifices de tous ces militants : la consécration de la justice et la fin de l’impunité. In fine, en peu de mots comme en mille, un État de droit.

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