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Dans la tête d’un manifestant pacifique algérien

Dans la tête d’un manifestant pacifique algérien

L’Algérien qui manifeste depuis le 22 février contre le cinquième mandat et le pouvoir peut être un homme ou une femme, jeune ou plus âgé, étudiant, travailleur, chômeur, cadre ou retraité. Il peut être laïc, islamiste, modéré, de gauche, de droite ou sans orientation idéologique.

Il peut être arabophone ou berbérophone mais malgré toute cette diversité, il devient plus évident chaque jour qu’une majorité nette de manifestants pacifiques algériens partage un fonds commun d’idées, de réflexes, d’opinions qui se précisent un peu plus à chaque nouvelle manifestation.

La cohésion et la cohérence dont font preuve les Algériens dans leurs manifestations à travers tout le pays est telle qu’il devient possible de parler d’un archétype du manifestant algérien.

Il sait ce qu’il veut

Le manifestant algérien sort dans la rue pour dire non au cinquième mandat de Bouteflika, mais pas seulement. Il dit également non à Ouyahia, au FLN et aux autres partis de l’Alliance présidentielle qui sont tous ciblés par des slogans, banderoles et même par des blagues.

Il marche pour dire non à la hogra, à la marginalisation, à l’injustice, à la corruption, à la peur du lendemain, aux horizons bouchés et aux voies sans issue. Une multitude de revendications qui peuvent être résumées en trois mots : « Non au système ! ».

Dans les manifestations que connaît l’Algérie depuis le 22 février, les slogans scandés ou brandis par les citoyens illustrent un rejet total du système politique actuel et pas seulement du pouvoir. « Vivement la deuxième république », « le peuple veut changer de système », « FLN dégage », « vous avez mangé le pays, voleurs! », sont autant de slogans qui illustrent ce « dégagisme » qui atteint les Algériens.

Les partis qui ne participent pas au gouvernement ne sont pas épargnés. Louisa Hanoune, secrétaire générale du Parti des Travailleurs, a été chahutée et poussée vers la sortie lors de la manifestation du vendredi 1er mars. Rachid Nekkaz également, mais à moindre degré, a été conspué par la même foule, le même jour, lorsqu’il a tenté de s’adresser à elle de son balcon. Abderrazak Makri a quant à lui été mis en garde par les Algériens sur les réseaux sociaux dès que des soupçons d’une volonté de récupération de sa part ont fait surface.

Le manifestant algérien refuse la récupération. Il est réfractaire à toute idée d’encadrement de son mouvement par des élites intellectuelles, politiques ou religieuses. Lundi, un religieux d’un certain âge, avec barbe et qamis a tenté de s’adresser à de jeunes manifestants assis sur des escaliers donnant sur la rue Didouche Mourad pour les « raisonner » à coups d’arguments religieux. Il a été chahuté : les jeunes n’ont rien voulu entendre de son discours. Des imams ont également fait les frais de la protesta. Dans plusieurs mosquées à travers le pays, des citoyens sont sortis en plein prêche du vendredi pour protester contre les discours des imams, imposés par l’État, et dont le contenu visait à les convaincre de ne pas manifester et d’obéir au président.

Le mouvement de protestation refuse toute mise sous tutelle et tout parrainage. A plusieurs reprises, lors des marches, des individus ont tenté de faire acclamer des personnalités ou des activistes connus comme Ali Belhadj ou Amir DZ mais les slogans et ovations qu’ils ont tenté de déclencher ont fait long feu presque à chaque tentative. Le soulèvement populaire ne veut pas de figure de proue, même si quelques voix ont appelé à faire de l’avocat et militant Mustapha Bouchachi son porte-parole. Celui-ci a répondu, dans un entretien accordé à TSA, que le mouvement n’a besoin ni d’être encadré ni de porte-parole.

Il sait ce qu’il fait

L’Algérien qui manifeste contre le cinquième mandat est pacifique et sait que la survie et l’aboutissement de son mouvement dépendent beaucoup du maintien de cette non-violence exemplaire qui a caractérisé ses marches depuis le 22 février.

La preuve est donnée par les efforts déployés par les manifestants pour faire de ces marches des célébrations joyeuses d’un éveil populaire plutôt que des affrontements avec les forces de l’ordre. Ces affrontements ont d’ailleurs été refusés par les policiers mais encore plus par les manifestants. Le vendredi 1er mars, les dizaines de milliers de manifestants arrivés en face au dernier barrage qui leur bloquait le chemin vers le siège de la Présidence, située à quelques dizaines de mètres, ont refusé d’affronter les forces de l’ordre déployées devant eux et ont décidé de rebrousser chemin vers Didouche Mourad où la manifestation s’est poursuivie pour une bonne heure encore, toujours dans le calme.

Le manifestant revendique un destin commun avec les membres des forces de l’ordre, eux aussi issus du peuple. « Chorta ou chaâb, khawa khawa« , scande-t-il souvent quand il marche et il n’hésite pas à donner une tape amicale sur le policier, en tenue ou en civil qu’il croise au coin d’une rue ou au niveau d’un cordon de sécurité. « Les policiers souffrent des mêmes maux que nous », a lancé un jeune manifestant ce mardi, avant que le face-à-face entre policiers et manifestants se détende après que des signes de tensions se soient fait sentir. Les actions et réflexes des manifestants lors des marches tendent tous à maintenir ce caractère pacifique et civique des manifestations.

Les discours alarmistes et menaçants provenant de certaines parties du pouvoir n’ont pas dissuadé les Algériens de manifester. Conscient des risques, le manifestant algérien fait tout pour éviter les dérapages et pour anticiper tout risque de division. Il fait le tri et évince les facteurs de division tout en embrassant les éléments rassembleurs de la société.

Le drapeau amazigh, les inscriptions en tamazight, notamment en tifinagh, sont non seulement acceptés, mais aussi chaleureusement accueillis par tous les manifestants à Alger. « Dès qu’ils me voient avec ce drapeau, les gens viennent me parler et me demander s’ils peuvent se prendre en photo avec moi, pourtant, ils ne sont ni Kabyles, ni Chaouis », a déclaré à TSA, ce mardi, une étudiante en journalisme drapée du drapeau amazigh.

Le même jour, de nombreux médias ont relayé des images des manifestations des étudiants à Alger-centre, où de nombreux drapeaux amazighs ont été vus aux côtés de drapeaux algériens. Les slogans scandés étaient, quant à eux, dans toutes les langues pratiquées en Algérie, aussi bien en arabe algérien qu’en tamazight ou en français. Les « oulach smah oulach » (pas de pardon), slogan fétiche des manifestants amazighophones, ont fait écho aux « achaâb yourid tahgyir anidham » (le peuple veut changer le système). Les slogans partisans, religieux, régionalistes ou vexants sont quant à eux évincés du vocabulaire du manifestant pacifique.

Alors que l’image que beaucoup se faisaient de la société algérienne était celle d’une société en grande partie extrêmement conservatrice et hostile aux femmes, voilà qu’on voit des marches où se mêlent hommes et femmes de tous les âges et de toutes les conditions, sans gêne et sans frictions malsaines, avec autant de femmes voilées que de femmes non-voilées. En agissant ainsi, le manifestant algérien montre que la rue algérienne est devenue un lieu d’acceptation et de cohésion de toutes les sensibilités et de toutes les composantes culturelles et identitaires qui font l’Algérie, tant qu’elles œuvrent toutes au bien commun.

Le manifestant algérien sait que le monde l’observe et l’attend au tournant. Il donne de lui et de son pays la meilleure image possible en multipliant les manifestations de non-violence, de tolérance et de civisme, parce qu’il sait aussi que la violence et la division le desservent et hypothèquent ses projets d’émancipation. Ce mardi 5 mars, pour la énième fois, il a brandi des pancartes et scandé des slogans appelant au pacifisme. Il a exprimé son rejet du pouvoir de façon inventive et percutante et il a nettoyé les rues sur son passage. Le tout, sans qu’un quelconque syndicat, parti politique, militant influent ou organisation étatique ou non-étatique ne lui en donne la consigne.

Il apprend

Comme au lendemain de l’ouverture démocratique au début des années 1990, où la « démocratie » lui est comme tombée sur la tête, l’Algérien de 2019 a dû sauter des classes dans l’apprentissage de l’exercice d’une pratique de la démocratie qui est la manifestation pacifique. Mais en 2019, il semble apprendre plus vite qu’en 1992. Rejetant toute récupération et tout encadrement par un quelconque courant idéologique, le mouvement citoyen de rejet du cinquième mandat et du pouvoir dans son ensemble apprend chaque jour de ses erreurs et maladresses et se corrige au fur et à mesure que la mobilisation s’élargit.

Lors des premières manifestations, surtout celles du vendredi 22 février, des slogans pouvant être interprétés comme des attaques contre un pays voisin, le Maroc, ont été scandés. Le soir-même, sur les réseaux sociaux, de nombreux appels ont été lancés par des internautes anonymes ou connus, pour ne plus utiliser ces slogans. Depuis, ces slogans ont quasiment disparu et ont laissé place à d’autres plus consensuels et moins vexants pour les pays voisins. Le même phénomène est observé actuellement avec le parcours des marches des vendredis. Alors qu’elles partaient de la Place du 1er-Mmai pour remonter le boulevard Hassiba, puis le boulevard Amirouche pour déboucher sur la Grande Poste remontrer vers la Présidence en passant par le boulevard Mohamed V, des appels sur les médias et réseaux sociaux sont lancés depuis quelques jours pour inviter les manifestants à renoncer à tenter d’atteindre le palais de la Présidence où des échauffourées, parfois violentes ont opposé, à deux reprises, manifestants et forces de l’ordre, causant le décès d’un manifestant le 1er mars, dans une bousculade.

Les résultats de ces appels n’ont pas tardé à se faire sentir. Ce mardi 5 mars, lors de la grande mobilisation des étudiants à Alger, les manifestants n’ont pas tenté de marcher jusqu’au palais d’El Mouradia et seule une minorité, composée de quelques dizaines de manifestants ont tenté l’aventure alors que le gros des marcheurs, plusieurs milliers d’étudiants, ont préféré observer un rassemblement sur la rue Didouche Mourad et sur l’esplanade de la Grande Poste à Alger-centre.

Grâce à cette adaptation des manifestants aux réalités de la manifestation de rue et aux risques qu’elle comporte, les affrontements habituels au niveau d’El Mouradia ont été évités ce mardi. Le vendredi 1er mars, deuxième vendredi de grande mobilisation nationale contre le cinquième mandat, les manifestants ont rebroussé chemin au même point dès qu’ils ont vu que les forces de l’ordre étaient résolues à leur barrer le passage vers la présidence coûte que coûte. Refusant l’affrontement, les marcheurs sont retournés sur Didouche Mourad pour poursuivre leur manifestation jusqu’à la tombée de la nuit.

Depuis la première manifestation organisée par les étudiants, le mardi 26 février, des intrus mal intentionnés s’introduisent parmi les manifestants, surtout vers la fin de la journée, pour commettre des larcins, des actes de violence et de provocation. Le manifestant algérien s’est, une nouvelle fois, adapté à la situation et a pris les mesures utiles pour éviter les débordements et dérapages.

Depuis ce jour-là, les marches se sont vues fixer une heure de début et une heure de fin pour délimiter précisément l’intervalle « sain » de la manifestation et ainsi distinguer les manifestants pacifiques contre le cinquième mandat des intrus et autres casseurs et « baltaguis ». Ce mardi, cette mesure a été des plus utiles, puisque, dès la fin de la journée, des casseurs ont provoqué des affrontements avec les forces de l’ordre mais sans entacher le moins du monde le pacifisme des marches estudiantines puisque les étudiants s’étaient dispersés peu avant.

Le même réflexe a été constaté en réaction aux manifestions nocturnes avant même que celles-ci ne commencent. Lundi soir, vers la fin de la journée, alors que le dossier de candidature d’Abdelaziz Bouteflika venait d’être déposé, par procuration, au Conseil Constitutionnel, de nombreux messages ont été postés sur les réseaux sociaux pour appeler la jeunesse algérienne à ne pas manifester la nuit car, selon les auteurs de ces messages, « les manifestations de nuit sont la porte ouverte aux dérapages ».

Des manifestations dans plusieurs villes du pays ont bien eu lieu cette nuit-là et à Alger, elles ont été l’occasion à l’irruption de casseurs dans plusieurs quartiers, mais dès le lendemain, plus aucune manifestation de nuit n’a été constatée à Alger, ni dans les grandes villes du pays, sans doute grâce à ces appels à la sagesse.

Le manifestant algérien semble donc apprendre, évoluer, perfectionner sa façon de protester pacifiquement de manifestation en manifestation, tout en sachant précisément ce qu’il veut, ce qu’il ne veut surtout pas, ce qu’il revendique et ce qu’il fait. En quelque sorte, le monde assiste à la renaissance de la conscience populaire algérienne.

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