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ENTRETIEN. Soins en Algérie : le terrible diagnostic du Pr Brouri

ENTRETIEN. Soins en Algérie : le terrible diagnostic du Pr Brouri

Le Pr Mansour Brouri a été chef de service de médecine interne de l’hôpital Birtraria à El Biar ( à Alger ), ancien président de la Société algérienne de médecine interne et de médecine vasculaire,  plusieurs fois président du congrès maghrébin et franco-maghrébin de médecine interne, président du Comité national de lutte intégrée contre les facteurs de risque des maladies non transmissibles (MNT) .

Dans cet entretien, le Pr Brouri dresse un terrible constat sur le secteur de la santé et la qualité de la formation médicale en Algérie ainsi que son impact sur l’état actuel du système national de santé.

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Selon le Pr Brouri la précipitation dans laquelle ont été organisés les derniers concours a grandement contribué à la désorganisation et la déstructuration de nos services hospitaliers avec comme conséquence le déclassement des meilleurs éléments qui ont fini par quitter le service public et s’installer dans le secteur libéral, quand ils n’ont pas tout simplement quitté le pays.

Le Pr Brouri aborde aussi d’autres questions liées à la qualité des soins en Algérie, évoque les conditions dramatiques et incroyables de la mort d’un jeune de 25 ans et parle de l’exode des médecins du public vers le privé et d’Algérie vers l’étranger.

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Quelle est l’origine des problèmes relevés dans le secteur de la santé ? 

Le secteur de la santé connaît de nombreux problèmes, certains très anciens, qui n’ont pas pu être résolus jusqu’à présent, et d’autres plus récents qui se sont rajoutés.

On a laissé régner pendant longtemps une grande confusion, en matière de gratuité des soins. Les soins lourds dispensés dans nos hôpitaux sont gratuits, c’est une excellente chose.

Seulement tout ce qui relève de l’exploration comme les examens de laboratoires et d’imagerie médicale sont rarement fait dans l’établissement public par manque fréquent de réactifs, à cause de rendez-vous trop lointains ou de pannes durables.

Le malade est bien obligé de s’adresser au privé pour tous ces actes ;  et cela coûte de plus en plus cher sans que le patient, pourtant assuré, ne puisse se faire rembourser. Cette gratuité des soins, clamée par nos responsables politiques à cor et à cri, est sérieusement érodée depuis quelques années.

Elle l’est d’autant plus que nos hôpitaux répondent de moins en moins à une demande de soins croissante. Par ailleurs, même si les malades tentent de se faire rembourser, ils le seront sur la base de tarifs dérisoires définis en 1985 et non révisés depuis.

Ils en font rarement la démarche pour cette raison. Vous payez 100.000 DA et votre caisse vous rembourse sur la base du tarif de 1000 DA. Notre sécurité sociale a trouvé un moyen très astucieux d’éviter ‘’le trou de la sécu’’.

On ne révise pas les tarifications des actes et on fait de grandes économies sur le dos des assurés ! Il fallait la trouver celle-là ! Mais la situation devient de plus en plus intenable pour nos malades ; pas d’accès à l’hôpital !

Il faut faire tous les hôpitaux pour arriver à se faire hospitaliser, et encore ! La plupart des interventions ne sont pratiquées qu’en cliniques privées sans pouvoir bénéficier de sa sécurité sociale. Jusqu’à quand allons nous tenir ?

Il n’y a pas un jour où nous ne sommes pas harcelés par des parents de malades qui n’arrivent pas à trouver une place d’hospitalisation dans nos services. Les malades sont renvoyés d’un service à l’autre, sans trouver la moindre place.

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Un jeune homme de 25 ans, étudiant en médecine cachectique et poly-carencé extrême parce que porteur d’une maladie de l’intestin qui ne lui permet pas d’absorber ce qu’il mange, est décédé récemment parce que de gastro-entérologie on l’a adressé en médecine interne et de ce dernier service on le réadresse en psychiatrie dans son état d’extrême dégradation, sans l’avoir examiné alors qu’il était en danger de mort en raison de carences protidiques , électrolytiques graves et d’une anémie profonde.

Sa maman est venue me consulter avec ses examens complémentaires sans ramener le malade. Lorsqu’il finit par être admis aux urgences c’est pour y mourir malheureusement, à 25 ans !

Pour des troubles qui auraient pu être corrigés dans n’importe quelle structure de santé, en 2 à 3 jours ! Cela s’est passé il y’a quelques jours en 2022 !  Nos médecins sont-ils devenus insensibles à ce point à la souffrance des malades pour les renvoyer  d’un service à un autre comme le ferait le guichetier d’APC ou des P et T ?

Comment on en est arrivés là ?

À cela plusieurs raisons. La première est liée à la qualité de la formation d’abord. Depuis plusieurs décennies nos facultés sont soumises à la pression du nombre d’étudiants, à inscrire en médecine, imposés d’en haut sans tenir des capacités d’accueil.

Ils sont tellement nombreux qu’ils ne peuvent plus effectuer un stage pratique dans les normes, au lit du malade comme cela se fait depuis des années. Accueillir 200 étudiants dans un service de 30 lits ne peut permettre  d’assurer une formation pratique adéquate.

Il n’est plus possible de voir un malade, d’apprendre à l’interroger, à l’examiner ; et cela durant tout le cursus de graduation. Aucun service ne peut accueillir  200 étudiants par stage et permettre d’apprendre le minimum du minimum, indispensable à la bonne pratique ultérieure de la médecine.

Seuls quelques étudiants très sérieux s’accrochent et arrivent à s’imposer dans l’activité des services pour acquérir les gestes pratiques indispensables. Arrivés à l’internat, la 7e année, ceux qui voudraient se préparer au concours d’accès au résidanat choisissent les services où ils peuvent être dispensés du stage pratique.

J’ai appris depuis peu que certains services dispensaient les internes de leur présence au stage d’internat. Ceux qui optent pour l’installation à la fin de leur cursus de graduation peuvent se rattraper, durant cette année d’internat, et voir enfin des malades ; mieux vaut tard que jamais; c’est toujours cela d’acquis, même si c’est loin d’être suffisant !

Ceux qui se destinent à une carrière universitaire ou à une spécialisation vont passer le concours de résidanat ; un concours exclusivement théorique, alors que jusqu’aux années 90, l’examen d’un malade réel a toujours figuré au programme de toutes les évaluations. Pendant le résidanat, ils sont très peu à s’intéresser aux malades car ils sont encore trop nombreux dans les services.

Certains s’arrangeront toujours pour laisser la ‘’sale besogne’’ de s’occuper des malades aux autres pour mieux préparer la suite de leur carrière ; Diplôme de spécialité (DEMS), puis concours d’accès au grade de maîtrise d’assistanat, toujours exclusivement théorique.

Après ce concours la voie royale s’ouvre devant ceux qui n’ont opté que pour l’activité théorique. Ce sont eux qui arriveront rapidement et sans accro au sommet de la carrière hospitalo-universitaire et deviendront chefs de service sans avoir, pour certains d’entre eux, jamais examiné ou opéré de malades.

En effet, l’examen des malades, ainsi que l’évaluation au bloc opératoire, ont disparu totalement de nos concours depuis bien longtemps. Ce qui veut dire qu’aujourd’hui, vous pouvez trouver des chefs de service de chirurgie qui n’ont peut-être jamais été évalués au bloc opératoire, puisque cela ne fait pas partie de leur évaluation pour tous les passages de grade et de fonction.

C’est ce qui explique le comportement de beaucoup de nouveaux chefs de service qui ne peuvent pas supporter la présence de leurs ainés ex-chefs de service durant les colloques et visites du service, avec la honte d’être démasqués.

Sinon comment expliquer ces comportements incompréhensibles délirants de la plupart des nouveaux chefs de services ? D’ailleurs tout le monde a constaté que beaucoup de nouveaux chefs de services ont peur de s’approcher du malade, que les actes d’agression envers le personnel soignant se sont multipliés ces dernières années du fait du comportement anormalement agressif du corps professoral.

L’un de mes assistants est venu me voir un jour, choqué par l’attitude du nouveau chef de service qui a été pris de panique en rentrant dans la salle d’attente des malades  au niveau de la consultation et exigé qu’il sorte tous les malades.

Un autre chef de service de chirurgie a été surpris au bloc opératoire avec sa cravate ; a-t-il été victime d’un oubli ? Cela peut arriver avec nos lourdes taches ; ou n’est-il tout simplement jamais rentré dans un bloc opératoire ?

Cela s’est aussi produit pendant la pandémie Covid-19, au cours de laquelle, des chefs de service restaient dans le couloir pendant la visite et ne rentraient jamais dans la chambre des malades.

Quelle est la deuxième raison ?

La deuxième raison est imputable à l’organisation des derniers concours de professorat et de chefferie de service. Deux concours de chefferie de service ont été organisés ces dernières années dans une très grande précipitation.

Il fallait faire vite pour qu’on ne revienne pas dessus. Ceux qui étaient à la manœuvre avaient tous intérêt à ce que cela se fasse vite. À aucun moment on a réfléchi à toutes les conséquences que cela induirait.

Quelques années auparavant, en septembre 2012, le Pr A. Ziari, nouveau ministre de la Santé avait réuni un groupe restreint de professeurs dont je faisais partie avec les Professeurs Graba A. Berhoune, T. Boucekkine et A. Dif.

À la question de savoir quelles étaient les priorités de l’heure pour le secteur, j’avais soulevé parmi d’autres priorités  le problème de la retraite des hospitalo-universitaires dont beaucoup d’entre nous avions dépassé l’âge légal de départ qui était de 60 ans.

J’avais proposé la mise en place d’un groupe de travail pour préparer un texte qui permette de fixer une bonne fois pour toutes l’âge de départ et de préparer le départ de ceux qui avaient dépassé les 80 ans pour l’année d’après et ceux qui dépasseraient les 75 ans pour 2 ans après.

Cela avait fortement déplu à mes collègues présents, tous plus âgés que moi, pensant que je ne me sentais pas concerné. J’avais proposé cela afin que nos respectables ainés puissent se préparer à partir dans la sérénité et la dignité, pour éviter l’humiliation à venir que je pressentais.

À côté de cela, j’avais également proposé une réflexion sur une restructuration de certains grands services pour créer de nouveaux services plus petits et plus fonctionnel pour créer de nouvelles spécialités comme l’HTA, des unités autonomes de rythmologie, de soins de support et palliatifs, de prise en charge de la douleur, etc..

Des hôpitaux de jour dans plusieurs spécialités qui auraient permis d’offrir des postes de responsabilités aux plus jeunes qui piaffaient d’impatience et amélioreraient qualitativement la prise en charge de nos malades.

Mais que m’a répondu Mr le ministre ? « C’est un problème qui ne se pose pas ; pourquoi veux –tu que je le soulève ? Ce n’est pas du tout une priorité ». J’avais répliqué : c’est vrai qu’il ne se pose pas, mais il se posera  et nous avons intérêt à l’anticiper.

Donc on a procédé à l’organisation de ces concours au plus mauvais moment ‘’politique’’. Plusieurs intérêts ont convergé pour détourner ces concours de leur noble mission ; celle de désigner les meilleurs de nos professeurs les plus aptes à diriger nos services hospitalo-universitaires :

–          Un premier groupe de pression, au plus haut niveau, s’est immiscé pour régler des comptes et pour bien placer certains membres de sa clientèle. Les noms et les preuves sont connus de beaucoup d’entre nous.

–          Un autre groupe composé de candidats directement concernés par le concours n’y est pas allé de main morte par sa participation à l’élaboration de la grille d’évaluation sur laquelle il faudra revenir plus longuement dans une autre contribution ; car ce fut un véritable chef d’œuvre en la matière, donnant toute la priorité au copié-collé, facile à  produire, en très peu de temps et qui permettait à des candidats qui n’avaient  pas à leur actif des travaux scientifiques de valeur de supplanter largement ceux qui en avaient.

Cette grille a sous-évalué les véritables travaux scientifiques et ignoré totalement l’activité de soins, d’exploration et de chirurgie et bonifié considérablement les fonctions administratives comme doyen, chef de département, directeur d’INSP ou au niveau du ministère, qui n’étaient accessibles qu’à une minorité de privilégiés qu’on faisait passer par la présidence d’un conseil scientifique, la nomination à un poste de DG de l’INSP par exemple, ou au ministère ; et le poste de chef de service est en poche bien avant le concours ; peu importe la compétence ! raison pour laquelle on les avait supprimées de la grille en 1994.

–         Enfin l’intrusion d’un ministre de la Santé très peu au fait du fonctionnement d’un CHU ou d’un établissement universitaire, qui voulait que les chefs de service soient désignés et nommés par lui.

Il trouvait inconcevable qu’un chef de service le devienne après un concours sur lequel il n’a aucune prise. Il le soutenait publiquement, toute honte bue, en violation des statuts régissant le corps des HU.

Toutes ces conditions ont conduit à de très graves dérapages dans l’organisation du plus prestigieux concours hospitalo-universitaire qui devait désigner les meilleurs de nos jeunes rangs magistraux pour diriger les plus prestigieux services de santé de notre pays.

D’ailleurs, fait unique dans les annales des concours, les jury ont siégé sous le très strict contrôle du directeur général des structures de santé du ministère de la santé (DGSS) et du directeur général des ressources humaines du ministère de l’Enseignement supérieur (DGRH).

Du jamais vu ! Et cela n’a pas choqué notre syndicat. Résultats du concours, les meilleurs des candidats se sont retrouvés largement distancés et déclassés au profit de beaucoup moins bons dans un grand pourcentage de cas.

Le copié-collé s’est imposé ! Exit l’activité chirurgicale et médicale. Place à ceux qui ont le plus copié-collé ; à ceux qui se sont organisés en groupes où chaque fois que l’un d’eux communique, il rajoute les autres comme coauteurs, même s’ils n’ont pas participé au travail et vice-versa ; ce qui multiplie le nombre de communications d’autant.

À ceux qui ont fait le plus d’expertises de projets de thèses, parce que exerçant des fonctions au sein du département chargé de la gestion des thèses.

À ce propos, on cite le cas d’un candidat chirurgien qui aurait expertisé plus d’une vingtaine de projets dont sept de chirurgie dentaire ; en plus de 25 ans d’activité comme professeur, je ne pense pas avoir reçu plus d’une douzaine de projets à expertiser.

Voilà les résultats auxquels ont abouti les derniers concours et qui expliqueraient probablement en grande partie la déliquescence de notre système de santé.

Mais il convient de ne pas mettre tout le monde dans le même sac. Ces concours ont aussi permis l’émergence de nouveaux chefs de service très compétents qui ont amplement mérité leur poste.

Une autre conséquence de ces concours est le départ de nombreuses compétences, parmi les plus jeunes, entraîné par l’arrivée de certains nouveaux chefs de service. C’est surtout cette saignée, dont on ne parle pas beaucoup, qui porte un coup sévère à notre système de santé.

Y a-t-il aujourd’hui des chefs de service qui n’ont jamais opéré ?    

Des chirurgiens qui ont beaucoup opéré et qui sont très compétents j’en connais. Mais lorsqu’on organise un concours de recrutement de chirurgiens en les soumettant à une grille qui ignore totalement l’activité opératoire de ces candidats, vous conviendrez avec moi, que le risque de sélectionner des chirurgiens qui ont très peu opéré est très grand, surtout que la production de documents pédagogiques est souvent inversement proportionnelle à l’intensité de l’activité opératoire et de soins en général.

Il est vrai que certains collègues en parlent, mais je n’y crois pas beaucoup. J’espère ne pas me tromper. C’est la raison pour laquelle nous appelons, depuis un certain temps, à revoir complètement le mode de désignation de nos chefs de services et que l’activité au bloc opératoire, de soins, d’exploration, la participation à des programmes nationaux de santé, la création de nouvelles structures et d’activités de santé, l’innovation dans nos pratiques, l’introduction de nouvelles techniques de soins et d’exploration soient priorisées dans l’évaluation pour la progression dans la carrière

De nombreux chefs de service ont été mis à la retraite ces dernières années, Qu’en pensez-vous ? 

Ce n’est pas le départ à la retraite des anciens chefs de service qui fait mal ; nous avons atteint un âge où le départ à la retraite est tout à fait naturel.

Moi j’ai formé dans mon service sept rangs magistraux et permis la progression au grade de rang magistral à cinq autres, ailleurs ; je dois bien leur céder la place.

Sinon pourquoi les faire parvenir à ce stade ? Ce qui a choqué l’ensemble de la communauté et qui est inadmissible c’est la façon avec laquelle cela s’est fait.

On en a fait l’annonce par un communiqué de presse ! C’est unique au monde ; cela fait partie des exploits du ministre. La date de départ à la retraite de plus de 1300 professeurs est annoncée dans la presse sous forme d’un ultimatum !

Récemment encore, on rappelle par voie de presse que le dernier délai est fixé au 15 novembre. Scandaleux ! Et on est surpris de voir nos jeunes étudiants partir en masse ailleurs, là où l’universitaire jouit de la considération qui lui est due.

Nous sommes nombreux à avoir atteint l’âge de départ en même temps parce que le secteur de la santé et de l’enseignement supérieur est très mal géré.

Le pays ne dispose pas d’enseignants de rang magistral en nombre suffisant et on les humilie. De nombreuses facultés fonctionnent sans ou avec très peu de professeurs ; Béchar, Ouargla, Laghouat, Batna, Sétif… devant cette situation il fallait revoir les textes réglementaires et l’âge de départ à la retraite et respecter au moins les formes.

Ceci pour la forme ; mais pour le fond ce n’est pas tellement le départ des ainés qui pose et posera problème ; ce sont les conséquences induites sur les meilleurs de nos jeunes assistants qui ont été poussés à partir en masse vers le privé en attendant un départ définitif vers d’autres cieux  pour une vie meilleure.

Mon service a vu partir l’un de mes meilleurs rangs magistraux très rapidement suivis par trois autres. Une unité de pathologie vasculaire complète comme il en existe ailleurs, la première en Algérie, a cessé d’être ; il nous manquait un appareil laser pour sclérose de varices qui permet d’éviter les interventions chirurgicales très invasives, délabrantes et coûteuses.

Sa commande a été annulée au dernier moment avec les changements induits, pour acquérir à la place un appareil d’exploration de gastrologie.

L’orientation du service venait de changer. Ce problème d’orientation des services a été aussi un grand facteur de déstructuration et de déstabilisation de nos services.

Pourtant l’attention de la tutelle a été attirée, à plusieurs reprises, afin de préserver une certaine sur-spécialisation de certaines structures ; service d’hépato-chirurgie pris par un chirurgien général ; un service de chirurgie viscérale pris par un sénologue chevronné, très compétent ; un service d’urgences médico-chirurgicales pris par un chirurgien viscéral très compétent avec lequel les réanimateurs ont refusé de travailler ; un service de médecine interne devenu une référence en matière de pathologie oeso-gastrique pris par un interniste à option cardio-vasculaire ; voila à quoi nous a conduit cette précipitation à offrir des postes !

A-t-on encouragé les médiocres ? 

Je  ne pense pas que ce soit l’objectif visé. Mais même si ce n’est pas général, les moyens auxquels on a recouru pour la sélection des candidats ont abouti à ce résultat pour pas mal de services.

On le constate tous les jours ; allez faire hospitaliser un malade polypathologique ou âgé. Il sera renvoyé d’un service à l’autre pendant des jours. Ce mode de sélection a eu forcément un impact sur la prise en charge des malades.

Tout le monde le dénonce tous les jours. Je cite souvent l’exemple d’un de nos meilleurs chirurgiens toujours maître-assistant ; si on propose son dossier à ce type d’évaluation, il sera classé largement en queue de peloton.

De nombreux médecins algériens font le choix de l’étranger. Comment l’expliquez-vous ? 

On ne peut que déplorer cette hémorragie  qui touche les meilleurs de nos enfants. Malheureusement c’est un phénomène qui est appelé à s’amplifier parce qu’il n’est pas seulement en rapport avec les mauvais salaires attribués chez nous, comme le pensent certains, mais avec la qualité de vie qui se dégrade de jour en jour, une école qui prend l’eau de toute part et qui est livrée à des apprentis sorciers qui jouent avec l’avenir de nos enfants.

Prenez l’exemple des radiologues qui sont nombreux à partir ; leur salaire en clinique privée va de 300.000 à un million de dinars. Cela ne les empêche nullement de partir ; pour toutes les spécialités en tension dans les pays occidentaux nos spécialistes partiront.

Nous  aurons de très gros problèmes dans le secteur public, en anesthésie-réanimation, en gynéco-obstétrique, en radiologie et en psychiatrie.

Nos services auront d’énormes difficultés à fonctionner dans quelques années, non pas par faute de médecins mais d’infirmiers qui sont très demandés au Québec, Allemagne, France, Espagne et Angleterre. Ils partiront en masse tellement les besoins sont importants dans ces pays. Comment les retenir ? Avec quoi ? 

Comment y remédier ?

En réformant courageusement et patiemment. En arrêtant d’organiser des shows médiatiques, et puis sortis de là, tout est vite oublié.

Des assises ont été organisées en décembre 2021 après une loi sanitaire promulguée en 2018 sur laquelle ont travaillé plusieurs experts depuis 2010 ; arrive la pandémie Covid-19, on parle de réformer totalement notre système de santé.

Qui y comprend quelque chose ? Nécessité de réformer ? Oui ! Profondément ? Oui et courageusement, après une réflexion profonde menée par des professionnels de santé rompus aux politiques de santé et non pas au copier-coller, pour aller à une véritable réforme sans tambour ni trompette, avec des échéanciers, des études de niveaux de financements possibles pour tous les programmes à engager.

Les problèmes sont en train de s’accumuler parce qu’on a désigné des ministres sans vision de santé publique et incapables d’en avoir une, en s’entourant des plus compétents en la matière. Pendant cette réflexion qui doit s’inscrire dans la durée pour réussir cette réforme il faut régler un certain nombre de préalables.

  • Actualisation de la nomenclature des actes. En 1985 le scanner, l’IRM et beaucoup d’actes n’existaient pas.
  • Réévaluation du coût des différents actes. Cette situation ne peut pas durer ; s’il y a obstacle, l’arbitrage du  premier ministre peut s’imposer mais on ne peut pas continuer dans cette anarchie où chacun fixe les honoraires qu’il veut sans que le malade ne puisse se faire rembourser par la sécurité sociale.
  • Rendre effective la gratuité des soins par la prise en charge de tous les actes privés ou publics par les caisses de sécurité sociale. Le non remboursement des actes pratiqués en clinique privée est en train d’appauvrir sérieusement une bonne frange de la population.

Contraints de s’orienter vers le secteur privé pour le moindre soin, sans en avoir les moyens, beaucoup de nos malades vont jusqu’à vendre leur logement, après avoir liquidé leurs bijoux de famille et leur voiture, alors qu’ils sont assurés.

En effet, aujourd’hui l’accès aux soins est de plus en plus difficile ; peu de services sont accessibles pour monsieur tout le monde. Même lorsqu’il l’est, beaucoup d’examens doivent être pratiqués à l’extérieur, dans les centres d’imagerie et laboratoires privés au coût prohibitif.

  • Changer le mode de désignation des chefs de service  sur la base d’une véritable évaluation des activités opératoires, de soins et d’exploration, comme on le ferait pour une activité libérale ; l’actuel a montré ses limites, et la catastrophe induite n’en est qu’à ses débuts.
  • Accorder des budgets de fonctionnement suffisants et mettre fin à l’endettement chronique de nos établissements hospitaliers et des entreprises du secteur qui paralyse leurs activités.
  • Mettre en œuvre le plan national stratégique de lutte contre les facteurs de risque des maladies non transmissibles (MNT) qui dort dans les tiroirs, car pendant que nous réformons il faut faire face à une situation sanitaire très préoccupante.

Ces maladies sont responsables de plus de 70 % des décès enregistrés en Algérie ; elles sont dues à des facteurs de risque communs et modifiables sur lesquels on peut agir efficacement. On reviendra dessus dans une autre contribution.

De nombreux médecins du secteur public collaborent avec des laboratoires pharmaceutiques. Qu’en pensez-vous ? 

Il est vrai que le ministre de l’Industrie pharmaceutique a jeté un pavé dans la marre il y a quelques semaines à ce propos et il a bien raison, parce que le phénomène est en train de prendre de l’ampleur à tel point que pour certains leurs activités statutaires hospitalo-universitaires sont devenues accessoires à côté de celles des laboratoires.

Seulement je ne crois pas qu’il faille l’interdire comme pourraient le souhaiter certains. Il convient néanmoins de la réglementer pour qu’elle puisse se faire en dehors des heures légales de travail et peut-être ne l’autoriser que les week-ends et les jours fériés pour ceux pour lesquels cette collaboration serait autorisée.

Par contre il faut être plus ferme pour une certaine catégorie de personnels pour protéger nos institutions sanitaires de conflits d’intérêt préjudiciables.

En effet il faut laisser toute liberté  de collaborer avec ces laboratoires à ceux qui le souhaitent, mais leur interdire toute fonction d’expertise au niveau de nos agences de sécurité sanitaires, du comité d’experts cliniciens et des comités médicaux nationaux portant sur les médicaments et vaccins, du ministère de la Santé et de celui de l’Industrie pharmaceutique.

On ne peut pas être juge et partie. J’avais demandé à deux ministres de la Santé de signer une instruction ou arrêté en ce sens ; ils ont toujours refusé. Aujourd’hui on vit une situation très grave.

Le comité national des experts cliniciens a été installé par le ministre de l’Industrie pharmaceutique précédent, en présence des responsables de tous les laboratoires au centre du CIC ; on ne pouvait pas faire pire.

En effet on ne peut pas être expert, en même temps, pour le compte des laboratoires et celui des institutions sanitaires, et passer son temps de symposium en EPU et en congrès à l’étranger et décider de médicaments à enregistrer, à introduire chez nous.

Il est vrai que lorsqu’on est président d’une société savante, l’organisation d’un congrès ou toute autre rencontre scientifique est impossible sans l’aide des laboratoires. Mais il faut faire des choix.

On ne peut pas donner son avis sur l’enregistrement, l’AMM d’un médicament et travailler pour la laboratoire qui le produit. Par ailleurs il faut que le texte encadrant cette collaboration soit très clair et précis.

Il doit préciser que les activités d’expert au sein des institutions sanitaires, qu’elles relèvent du ministère de la Santé ou de l’Industrie pharmaceutique sont incompatibles avec la collaboration avec les laboratoires pharmaceutique en qualité de consultant, de membre de Board ou d’intervenant dans  toute activité (sympo, EPU, séminaire, prise en charge pour des congrès..) organisée par les laboratoires.

Lorsque j’étais président de société savante, je me suis retiré du comité ATU, et j’avais demandé à ne plus être invité aux réunions du comité de la nomenclature. Monsieur Ould Abbes, alors ministre de la Santé m’a rappelé à l’ordre pour m’ordonner de ’’respecter les instructions du ministre’’. Je pense qu’il faut définitivement mettre un terme à cette confusion.

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