Dans un contexte où les relations algéro-françaises traversent de nouveau une zone de forte turbulence, un épisode dans l’histoire vient rappeler les rapports tumultueux qui ont jalonné l’Histoire des deux pays : l’exécution en février 1957 de Fernand Iveton.
Seul Français et Européen à avoir été guillotiné par le pouvoir colonialiste pendant la guerre d’Algérie, Fernand Iveton, engagé au côté du FLN, incarne à la fois l’engagement en faveur d’un peuple épris de liberté et contre les idées colonialistes. TSA a rencontré un Algérien qui l’a connu à la prison de Serkadji. Voici son témoignage exclusif.
Photo TSA : Mohamed Touzout
Témoignage rare d’un détenu algérien sur Fernand Iveton
Dans sa maison retirée à la sortie Sud-Est de la ville de Boumerdès, à l’Est d’Alger, Mohamed Touzout coule en ce printemps des jours heureux.
À bientôt 88 ans, cet ancien chauffeur à la présidence de la République garde intacte sa mémoire malgré une santé déclinante.
Dans le sobre salon où trône un sabre datant de l’époque de la résistance à l’invasion coloniale qu’il n’hésite pas à exhiber fièrement à ses convives d’un jour, Mohamed Touzout ne boude pas son plaisir à retracer son parcours, une véritable saga, depuis où, orphelin à l’âge de six ans, il fréquentait la mosquée de son village Soumâa sur les hauteurs de la ville de Thénia.
Un hameau jadis étranglé par la misère où la survie est une épreuve au quotidien. Adolescent, alors que la guerre entamait sa deuxième année, il se retrouve comme travailleur dans un restaurant à la Pointe Pescade (aujourd’hui Rais Hamidou) sur la côte Ouest d’Alger.
Un jour, de retour avec une mobylette, dans son village natal, il est arrêté à Thénia par des soldats français. Son tort ? Être au mauvais moment et au mauvais endroit.
« Des soupçons, simplement », précise-t-il dans son témoignage à TSA Algérie.
Accusé injustement d’avoir participé, quelques semaines plus tôt, à une opération de sabotage d’une route en rase campagne pour empêcher les expéditions des soldats français, il est torturé et enfermé dans la brigade de gendarmerie de la ville.
« C’était un mois de juillet de 1956, il faisait très chaud. On était environ une cinquantaine à être entassé dans une petite cellule », se remémore-t-il.
Cet épisode va marquer le jeune garçon qui commence à prendre la mesure de la réalité du colonialisme. C’est le début de la prise de conscience nationaliste, mais aussi des épreuves pour ce proche parent de l’éminent chercheur algérien de la Nasa Noureddine Melikechi.
L’enfer de Serkadji
Quelques jours plus tard, Mohamed Touzout est transféré à la prison de Serkadji où il retrouve nombre de ses concitoyens algériens, mais aussi quelques européens « amis » de la Révolution.
Dans le sinistre pénitencier aujourd’hui fermé, il découvre l’activisme de certains militants, la solidarité entre prisonniers et les codes qu’ils s’échangeaient pour ne pas éveiller les soupçons des gardiens, d’autant que certains s’employaient à envisager une évasion.
C’est aussi le lieu où des destins se brisent, des vies se fracassent, des mythes naissent, où la justice est interrogée et où la condition humaine se dévoile dans ses moindres secrets. « Lorsque, par exemple, un prisonnier allait être exécuté, on se mettait en grève et on tapait sur les casseroles », raconte Mohamed Touzout.
Il se rappelle que les prisonniers étaient séparés. « Quand on partait à l’infirmerie ou pour manger, on traversait la cellule des condamnés à mort », se rappelle-t-il.
Un jour d’automne, probablement durant le mois de novembre -Mohamed Touzout ne se rappelle pas de la date exacte-, il est appelé pour être conduit au tribunal Colonna d’Ornano (aujourd’hui, Abane Ramdane, ndlr) où il doit être jugé.
Et voilà qu’il se retrouve menotté en compagnie d’un certain Fernand Iveton.
Né à clos Salembier (El Madania), Fernand Iveton était délégué syndical et travaillait comme tourneur à l’usine de Gaz d’El Hamma à Alger.
Membre de la branche armée du parti communiste, avant d’intégrer le FLN, Fernand Iveton se propose en novembre 1956 de commettre un acte de sabotage au sein de l’usine en projetant de déposer une bombe, mais dont l’objectif est purement matériel : priver Alger d’électricité.
Ne voulant pas causer de victimes, il demande, par le biais de Jacqueline Guerroudj qui lui remet l’engin, à ce que la bombe soit réglée pour exploser après la sortie des ouvriers.
Le 14 novembre 1956, il dépose en début d’après-midi la bombe dans un local désaffecté de l’usine. Mais, repéré par un contremaître qui se méfiait de lui, il est arrêté, tandis que la bombe est désamorcée par les militaires.
Conduit au commissariat central, il subit la torture et les pires sévices. Une dizaine de jours plus tard, extrait de Serkadji où il est écroué, il comparaît au tribunal d’Alger.
Le testament de Fernand Iveton
« J’étais menotté avec lui pour nous emmener au tribunal », se rappelle Mohamed Touzout. « Assassin ! salaud ! », lui lancent à la figure des militaires.
« Certains nous donnaient des coups de pied et nous crachaient dessus », témoigne encore Mohamed Touzout.
Dans le véhicule escorté qui les transportait au tribunal, Fernand Iveton raconte à son compagnon d’infortune les raisons de son incarcération et les faits qui lui sont reprochés.
Sur le chemin les conduisant au tribunal qu’ils gagnent à pied faute de place pour garer le véhicule à proximité, Mohamed Touzout entend quelques murmures en provenance des balcons.
« Venez voir un petit fellaga ! », lance une dame. Tandis que le jeune garçon nourrissait quelques appréhensions, Fernand Iveton fait preuve d’un calme imperturbable, de l’aveu de Touzout. « Écoute, mon fils, lui dit-il, Iveton va mourir, mais l’Algérie vivra ».
C’étaient les derniers échanges entre eux puisque Mohamed Touzout sera condamné au terme du procès à dix-huit mois de prison et sera transféré à la prison d’El Harrach alors que Fernand Iveton sera condamné à mort et exécuté à la prison Serkadji le 11 février 1957, à l’aube.
Ces propos de Mohamed Touzout recoupent par certains aspects ceux de Me Albert Smadja, avocat commis d’office d’Iveton, témoin de l’exécution.
Selon lui, avant de mourir, Fernand Iveton déclara : « La vie d’un homme, la mienne, compte peu. Ce qui compte, c’est l’Algérie, son avenir. Et l’Algérie sera libre demain. Je suis persuadé que l’amitié entre Français et Algériens se ressoudera ».
C’est à la prison d’El Harrach où il est transféré que Mohamed Touzout apprend l’exécution de celui qu’il décrit comme un « homme juste aux grandes valeurs humaines ». « C’est à El Harrach que j’ai appris qu’il a été exécuté ».
Une fin qu’il évoque avec beaucoup d’amertume. À sa libération à l’été 1957, Mohamed Touzout retrouve sa vocation première, celle de restaurateur, notamment à « Rocher noir ».
Un temps ambulancier, transportant bénévolement les malades dans sa région, notamment des hameaux isolés, il se retrouve peu après l’indépendance comme chauffeur à la présidence de la République.
À ce titre, il a eu à côtoyer des personnages de renom. C’est ainsi qu’il a eu à transporter de nombreuses personnalités, dont Amar Ouzegane, le défunt président de l’APN et figure historique, Rabah Bitat, le professeur Nekkache, le prince Fayçal d’Arabie Saoudite, le général portugais Delgado, opposant au dictateur Salazar, réfugié un moment en Algérie ou encore Abdelaziz Bouteflika.
« Je l’ai emmené d’Alger à Tlemcen », raconte Touzout. Aujourd’hui, loin du tumulte de l’histoire, Mohamed Touzout, entouré de ses cinq enfants et savourant sa retraite, émet un seul vœu : « Que l’histoire soit enseignée aux nouvelles générations ».
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