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Mémoires d’une combattante de l’ALN

Mémoires d’une combattante de l’ALN

Chronique livresque. Quelle vie, mais quelle vie de rêve que celle de cette femme* qui a vécu avec des mythes de la Révolution algérienne : Larbi Ben M’Hidi, Hassiba Ben Bouali, Ali la pointe, Yacef Saadi, Djamila Bouhired, Samia Lakhdari, Djamila Amrani, Fatiha Hattali « Oukhiti » et tant d’autres qui pouvaient lui permettre de s’écrier, dès 1957, en pleine bataille d’Alger : « J’ai réussi ma vie ! ».

La veinarde : certains vivent 100 ans de vies ratées. Elle et tous ses compagnons ont sacrifié leur jeunesse et, pour certains, leurs vies, pour la réussir alors qu’ils sortaient de l’adolescence ! Est-ce de cette période où elle a fréquenté des mythes qui lui ont donné ce regard désenchanté et cette moue désabusée comme si elle n’attendait plus rien de cette vie qui l’a tant gâté avec une Révolution et qui ne fait plus que l’ennuyer avec la routine des jours sans le soleil des rires d’Ali la pointe, de la tendresse de Samia et de la beauté lumineuse de Hassiba et du courage de Djamila…

Dans l’équipe des « volontaires de la mort »

Avant de lire « Les mémoires d’une combattante », j’avais de l’admiration pour l’héroïne qu’elle était et beaucoup de réserves sur la femme politique qu’elle est devenue. De toutes les combattantes, elle était bien la seule à rester sur le devant de la scène, formant avec feu Rabah Bitat, un novembriste , un couple influent.

Je trouvais à Zohra Drif, fille de cadi, une sorte de fierté et même de morgue, cette morgue qu’on retrouvait chez les enfants de riches qui ne suaient pas le burnous. La lecture du livre a fait sauter tous mes préjugés sur cette femme remarquable. Oui, son père était cadi, mais un cadi lettré qui a encouragé sa fille à rejoindre le FLN. Oui, son grand ’père maternel Hadj Djellloul était un riche propriétaire terrien à l’orgueil terrible. Une anecdote le résume : « Un lundi, il (Hadj Djelloul) arriva à l’improviste chez la famille Drif et surprit sa fille bien aimée, choyée par lui, en train de ployer sous le dur labeur de la lessive familiale. Il entra dans une colère noire devant un tel déclassement social et économique de sa fille habituée à être servie par une armée de « Kheddam » et « Kheddamate » et décida, séance tenante, de la ramener chez lui avec ses deux enfants, en hurlant à la face de la famille Drif : « Je vous ai confié ma fille préférée et non une servante. » Bigre, avec un tel beau-père, l’érudit bilingue Ahmed Drif n’avait pas la partie facile. Mais fort de caractère, il récupérera quelques mois plus tard femme et enfants pour aller vivre à Vialar (Tissemsilt), loin de Tiaret et du sourcilleux hadj Djelloul.

Appartenant à une classe aisée, bachelière, Zohra aurait pu choisir la voie facile de la fausse douceur de l’assimilation qui s’offrait à elle moyennant quelques arrangements avec son orgueil et ses valeurs. Et bien non, dès le déclenchement de la Révolution, elle brulait de l’envie, avec sa condisciple en fac de droit, Samia Lakhdari de rejoindre les combattants du FLN. Cet engagement, cette prise de conscience c’est à son premier formateur politique, son propre père, qu’elle le doit.

Grace à Boualem Oussedik les deux jeunes étudiantes en deuxième année de droit réalisèrent leur rêve : elles devinrent militantes du FLN, agents de liaison plus précisément. Trop peu pour des filles qui brulaient en découdre avec l’armée coloniale. Elles rongent leurs freins tout en faisant leurs classes dans le militantisme.

A leur demande, les voilà versées par Yacef Saadi, chef de la ZAA (Zone autonome d’Alger), dans le groupe armé, celui des poseuses de bombe, celui des « volontaires de la mort ». Leur troisième compagne a un nom et un caractère bien trempé : Djamila Bouhired. Les trois cibles sont choisies par les combattantes elle-même pour leur résonnance médiatique : Zohra Drif le Milk bar de la rue d’Isly, face à l’Etat-major, Samia Lakhdari le cafétéria de la rue Michelet et Djamila bouhired le terminal d’Air France au Maurétania. Poseuse de bombe sans regrets et sans remords, elle revendique avec fierté, tête haute, ce statut en réfutant tout révisionnisme: « En aout 1956, Samia et moi en toute responsabilité, avions choisi de devenir des « volontaires de la mort » pour retrouver et libérer notre mère (l’Algérie) enlevée par la force, violée et séquestrée depuis 126 ans ou mourir. En aout 1956, nous étions donc face au choix entre notre mère et notre vie et, comme Camus, nous avons choisi notre mère. Mais dans le même temps, nous n’étions pas face au dilemme car camus, sommé de choisir entre la justice et sa mère, a sacrifié la justice. En effet, sa mère étant sa patrie, la France, elle était en tant que puissance coloniale, antinomique de la justice. Notre mère à nous étant l’Algérie, sa libération se confondait avec la justice. Mieux, sa libération se confondait avec la justice, la dignité et l’honneur. »

Imparable démonstration, prouvée sur le terrain de la lutte armée et non sur celui de la morale comme l’est celle de Camus, oui, si belle démonstration qui rend dérisoires et combien légers les propos du philosophe français vautré dans ses certitudes et son piédestal de grand écrivain. Camus a connu la pauvreté, mais non la répression, mais non le racisme au quotidien, mais non l’injustice. Camus, c’est la théorie, Drif c’est la vie vraie, atroce, celle qui vous broie, qui vous tue, non celle rêvée des livres qui vous donne le spleen des romantiques.

Les trois combattantes firent des repérages de leurs cibles fréquentées les unes par le beau monde, les autres par les ultras et la jeunesse dorée heureuse de vivre sous le soleil d’un pays dont les vrais habitants ne voyaient que l’ombre. Zohra Drif, Djamila Bouhired et Samia Lakhdari étaient d’autant plus impatientes d’accomplir leurs missions qu’un peu plus d’un mois auparavant , dans la nuit du 9 au10 aout, l’attentat de la Rue de Thèbes commis par les ultras a fait plus de 70 victimes algériennes et cinq fois plus de blessés graves. Il fallait donc rendre coup pour coup.

Et le Milk bar explosa

En ces heures graves, Zohra Drif pensait au cour de philosophie de Mme Gzarneky son professeur en classe de terminale. A « Cicéron à qui Néron avait imposé de s’ouvrir les veines. Cicéron, stoïque, calme et serein, vivant seconde après seconde sa propre mort sans même exhaler un soupir. » Bel exemple d’endurcissement mental avec cette nuance : ce n’est pas Cicéron qui s’est suicidé, mais Sénèque qui était le précepteur de Néron. Cicéron qui a été assassiné avant même la naissance de Néron et Sénèque était un rhéteur, un écrivain et un consul, et surtout un adversaire de César. Drif qui aime les stoïciens a été servie puisqu’elle sera arrêtée au 3, rue Caton. Caton ? Homme politique romain et figure du stoïcisme qui se suicida plutôt que tomber entre les mains de César. Présage…

Le 30 septembre 1956, Zohra Drif, vêtue avec une rare élégance, maquillée comme une princesse, coiffée comme une reine de beauté, le sac de plage portant la bombe en bandoulière, la voilà pénétrant dans le Milk bar aux environs de 18h. Nul mieux qu’elle ne peut nous décrire ce moment historique :

« Par chance, le tabouret au centre était libre. Je m’y dirigeais calmement, me juchait dessus en posant le lourd sac de plage à terre, devant moi, entre les jambes, mes chaussures calées sur le cercle métallique qui entourait les hauts pieds du tabouret. Je posai mon petit sac à main face à moi sur le comptoir. Paraitre naturelle, telle était la consigne. (…) Les instructions étaient de quitter les lieux au grand maximum huit à dix minutes avant le moment de l’explosion. (…) Je commandai ma pêche melba, posai mon avant-bras gauche sur mon petit sac à main, de sorte à avoir le cadran horaire de ma montre au poignet constamment sous le nez et à le regarder sans me faire remarquer. Je ne faisais pas confiance à l’horloge murale face à moi. Je fus rapidement servie et m’attaquai à ma glace. (…) La panique commença à me gagner lorsque je pris conscience de la rapidité avec laquelle tournaient les aiguilles de ma montre. Il ne me restait que neuf minutes pour régler la note dont le montant exact, augmenté du pourboire, était prêt dans mon porte-monnaie, bien en évidence dans mon sac à main. Je payai en me répétant : « Stoique. Stoique ». A sept minutes de l’explosion, je me laissai glisser doucement du tabouret, ramassai calmement mon sac à main et fis les quelques pas qui me séparaient de la sortie donnant sur la rue d’Isly. Une main invisible me broyait la nuque, je luttais contre mes jambes et mes pieds pour leur imposer la vitesse qui sied à une jeune fille sereine rentrant chez elle. (…) La tête dans un étau, je marchais lorsqu’une énorme explosion me secoua, suivie du bruit de bris de verre. Je tremblais de tout mon corps et réalisai que j’étais paralysée, incapable d’avancer. Ma tête était vide, mes membres ne m’obéissaient plus, je n’entendais plus rien. Je voulus m’asseoir là, en pleine rue. La vision de gens qui criaient et couraient de partout me réanima… »

Quelques minutes plus tard, c’est la bombe de Samia Lakhdari qui explosa à la Cafétéria. La bombe de Djamila Bouhired n’explosa pas au Maurétania, rendant folle de colère et de dépit la grande héroïne. Zohra Drif est consciente de la portée de leurs actes. Elle confie à son amie Samia : « Nos bombes marquent un tournant décisif dans notre lutte de libération. Car porter la guerre dans la rue Michelet, la rue d’Isly et le terminal d’Air France au Maurétania revient à porter la guerre à Paris, Lyon ou Marseille. »

Ali la pointe et Hassiba Ben Bouali, des héros de légende

Le récit de Zohra Drif, passionnant de bout en bout, vaut aussi par les portraits qui nous donnent à voir et même à sentir nos héros légendaires. Admirons : « Soudain un homme emplit la porte de la chambre. Avant qu’il n’apparaisse, j’entendis d’abord sa voix, forte, claire, pleine de rire : « Alors yakhtou, oueritil’houm ezzenbâa ouin yanbâa ! « . Il était brun, grand, au corps athlétique plein de prestance et d’élégance naturelle. Son visage et ses yeux étaient encore marqués par la fraicheur de l’adolescence. »

Le lecteur aura reconnu le mythique Ali la pointe. Et voici « El Kho » (Yacef Saadi) : « Son visage était tout sourire, ses yeux noirs surmontés d’épais sourcils de même couleur pétillaient de vie et de malice. (…) El Kho avait l’air d’un jeune premier et, le sachant visiblement le cultivait. » Avec ça, les deux chefs étaient affables et d’un abord chaleureux. Quand elle parle d’Ali la pointe, elle a les mots qu’il faut pour nous émouvoir : « Chaque fois qu’il s’adressait à Samia ou moi, il commençait sa phrase par ya khtou( ma sœur), avec une intonation particulière dans la voix dans laquelle il y avait de l’émotion, de l’incrédulité, de la reconnaissance. Lorsqu’il prononçait le mot Khtou, sans doute magique pour lui comme pour nous, il éclatait de son rire juvénile et communicatif. » Hassiba, si chère à nos cœurs, la voici en chair et en os : « Son corps si mince, ses yeux bleus limpides et son visage arrondi qu’auréolaient de longs cheveux disaient qu’elle était encore à peine adolescente. (…) »

Encore ce détail poignant sur Hassiba : « Notre benjamine prit la posture qu’elle adoptera durant tout le temps passé avec nous, une année exactement, puisqu’elle mourra aux côtés d’Ali la pointe, de Mahmoud et de Petit Omar sous les décombres de la maison que l’armée française fera sauter en octobre 1957 : assise sur un matelas, elle ramenait ses jambes vers la poitrine en prenant soin de se couvrir les pieds avec les pans du seroual. Elle entourait ses jambes ainsi repliées de ses deux bras et posait la tête sur ses genoux. Dans cette posture, Hassiba ressemblait à un petit chat appelant caresses et protection» Plutôt un enfant qu’un chat. Elle avait l’âge du printemps 18 ans ! Après Ali la pointe, El Kho, Hassiba, voici le grand chef, Larbi Ben Mhidi surnommé Si Mohamed : « El Kho entra le premier avec son sourire enjôleur, suivi d’un homme de taille moyenne aux cheveux châtain clair légèrement crantés, coiffés vers l’arrière, visage impeccablement rasé. Ce détail me frappa car il contrastait avec El Kho dont les joues et le menton étaient souvent couverts d’une barbe naissante. (…) Physiquement Si Mohamed, prototype de l’Algérien lambda, pouvait passer inaperçu, si ce n’étaient son regard et ce « je ne sais quoi » qui lui conférait une aura sans qu’il eut besoin de parler. Si Mohamed avait un regard aigu, profond, concentré et tendre. Son regard disait à la fois l’autorité que confèrent le recul et l’expérience de la vie militante et du combat… »

Tel était Ben Mhidi qui fascina les combattantes par son caractère, la puissance de son cerveau et son esprit dialectique. Il avait cette qualité qui fait naitre l’admiration : le respect de l’autre. Il pouvait écouter son interlocuteur pendant des heures sans l’interrompre et puis il répondait, et quand il répondait ses arguments faisaient toujours mouche. C’est le Cicéron en chair et en os que Zohra Drif admirait dans les manuels de philosophie.

Sur dénonciation du traitre Ghandriche Hassan, un adjoint de Yacef Saadi, Zohra Drif et El Kho seront arrêtés le 25 septembre 1957 dans la maison de la courageuse Oukhiti , Fatiha Hattali, au 3, rue Caton. Quelques jours plus tard, Hassiba Ben Bouali, Ali la pointe, Mahmoud et Petit Omar seront dynamités au 5, rue des Abderames, dans la martyre Casbah.

Tout au long du récit à la fois terrible et passionnant, l’auteure nous fait revivre les horribles épreuves qu’elle a enduré avec ses sœurs et ses frères de combat cloitrés dans des maisons à la Casbah devenue un enfer. Elle insistera sur le courage « supra-humain » de Djamila Bouhired qui « pouvait la mener à aller sciemment, droit vers la mort, les yeux ouverts, en le sachant et l’acceptant » Toute la famille Bouhired au 5, impasse de la Grenade à la Casbah était engagée corps et âme dans la Révolution. D’autres familles aussi comme les Belhaffaf ont tout donné à la Révolution…

Zohra Drif et toutes les combattantes ont reconnu que la Révolution a donné un sens à leurs vies. Il nous reste, nous aussi, à donner du sens à nos vies en étant dignes de ces femmes et de ces hommes qui ont tout sacrifié pour l’Algérie.

Le meilleur hommage à ces héroïnes est d’enseigner ce livre partout : dans les écoles, les lycées et les universités. Ainsi, il montrera de quoi l’Algérienne est capable. Ainsi, il changera le regard de la société algérienne sur les femmes. C’est le moins qu’on puisse faire pour la meilleur part de notre société.


*Zohra Drif, Mémoires d’une combattante de l’ALN
CHIHAB éditions
PP : 1500 DA

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