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Passage de l’Algérie à l’anglais : « Il est encore temps de se ressaisir » (Vidéo)

Passage de l’Algérie à l’anglais : « Il est encore temps de se ressaisir » (Vidéo)

Salah Derradji est un éminent professeur des universités, spécialiste de l’anglais, et ancien recteur. Il se présente lui-même comme un « pionnier » du système LMD (licence – master – doctorat) et dit qu’il est « pour beaucoup » dans l’introduction de l’anglais au primaire et sa généralisation dans l’université algérienne.

Dans cet entretien qu’il a accordé à TSA, il évoque justement le passage de l’Algérie à l’anglais. Si, évidemment, il n’est pas contre l’idée, il remet en cause la démarche adoptée, estimant que « ce n’est pas la plus appropriée ».

Le passage de l’Algérie à l’anglais est-il une nécessité ?

De nos jours, avec la mondialisation et l’avancée technologique, l’anglais n’est plus à démontrer ou à justifier au niveau de nos institutions. C’est beaucoup plus un must, ce n’est pas un choix à faire, c’est une obligation.

Étant anglophone de formation, cela fait plusieurs années que je crie très haut pour aller vers ce qui est en train de se faire. C’est vrai que, en ce moment, il y a une décision politique qui a été prise par le Président de la République, c’est bien, mais maintenant il faut donner le gouvernail aux spécialistes.

Il va falloir qu’on sache ce qu’on veut faire de nos enfants. L’éducation, c’est la colonne vertébrale des pays qui se respectent, des pays qui ont décollé et qui ont fait des choix précis, concis et judicieux quant à l’avenir et le devenir de leurs enfants. Parce que nous allons former des leaders, des futurs managers de la nation.

L’Algérie accélère son passage à l’anglais. Quel est votre avis sur la démarche adoptée ?

Concernant la démarche qui a été entreprise jusqu’à maintenant, il me semble qu’elle n’est pas la mieux appropriée dans la mesure où on a mis la charrue avant les bœufs.  

En tant que spécialiste de cette langue, l’anglais c’est l’une des langues les plus faciles si on sait comment s’y prendre et comment procéder pour que nos enfants puissent tirer le meilleur de cet apprentissage.

Tout ce qui a trait aux langues étrangères, plus particulièrement à la langue anglaise, est une denrée très rare. Nous formons de très bons licenciés, de très bons magisters et ils sont tout de suite pris que ce soit localement, par les entreprises étrangères ou même ils partent à l’étranger et se font leur place avec brio. Le problème qui se pose en ce moment, c’est celui de la formation des formateurs.

Nous ne pouvons pas prétendre atteindre nos objectifs si nous ne nous focalisons pas sur la formation des formateurs. Si vous n’avez pas un formateur qu’il faut pour faire véhiculer et faire passer un message, une connaissance, un savoir-faire à un étudiant ou un enfant, ce serait caduc et on ne peut pas attendre des résultats positifs.

J’ai fait un petit sondage très restreint et, dommage, parce que ce qu’on a en ce moment au niveau du primaire, ce sont des gens qui n’ont aucune pédagogie. Il ne faut pas se leurrer, il faut dire la vérité, ce sont nos enfants, il y va de l’avenir de nos enfants.

Ceux qu’on a engagés au niveau du primaire n’ont pas une formation pédagogique adéquate. Peut-être que sur 1000, il y en a dix, 1 ou 2%.  La pédagogie ce n’est pas quelque chose de technique, c’est un savoir et un savoir-faire qu’on arrive à acquérir par rapport à une formation qui ne peut pas se limiter à un mois.

Le ministère de l’Éducation nationale a fait des annonces comme quoi il y a une formation. Ce n’est pas possible, c’est le niveau le plus important dans la formation de nos enfants.

Nous devons impérativement prendre les meilleurs au primaire. Vous savez, en Écosse, pour enseigner au primaire, il faut avoir 3 doctorats. Il vous faut un doctorat en mathématiques, un niveau très supérieur en langue de l’enseignement et un diplôme en psychopédagogie.

Malheureusement, chez nous, on retrouve au primaire depuis l’indépendance et les années 1970, 1980, les exclus, les gens qui ont été écartés, qui ont au maximum la terminale.

Nous formons quelque chose comme 250 000 universitaires chaque année, nous devons impérativement puiser de ces diplômés qui sont brillants.

Outre la formation des formateurs, en quoi la démarche actuelle de l’Algérie pour passer à l’anglais n’est pas appropriée ?

Le deuxième souci qui se pose avec la démarche entreprise par le ministère de l’Education nationale, c’est qu’il y a un grand gap entre celui-ci et le ministère de l’Enseignement supérieur, ce qui est une aberration.

Nous ne pouvons pas avancer et atteindre nos objectifs quand bien même ils sont tracés et bien fixés, quand bien même nous avons des formateurs bien formés, quand il y a un gap entre l’enseignement supérieur et l’éducation nationale.

Il y a des partenariats qui ont été faits. J’en ai moi-même fait partie, on est allé deux fois aux États-Unis, on a été dans l’une des plus grandes écoles normales à de New York, on a vu qu’enseigner une langue pour des étrangers n’est pas la même chose qu’enseigner une langue pour les natifs.

C’est un partenariat entre l’ambassade des États-Unis en Algérie et le ministère de l’Enseignement supérieur mais depuis qu’on est rentré à Alger, il n’y a eu aucune suite, on n’a pas été contactés.

 C’est quand même dommage, parce que nous sommes revenus avec un capital, un savoir, un savoir-faire de façon à le transmettre aux jeunes recrues, aux jeunes licenciés, aux jeunes masters et doctorants, mais malheureusement, ce n’est pas le cas.

Il ne faut pas se leurrer et croire qu’on est arrivé ou qu’on est sur le bon chemin. Il faut qu’il y ait une concertation entre les deux ministères, ce qui n’est pas le cas.

C’est la même chose qui se passe au niveau du ministère de l’Enseignement supérieur. Ce n’est pas en décrétant et en changeant les intitulés et les en-têtes des documents officiels quand on va pouvoir arriver.

Pourquoi l’anglais, parce que c’est la langue du monde. Il y a des Russes qui publient en anglais, il y a des gens qui n’ont rien à voir avec l’anglais et qui publient en anglais. Ils savent que s’ils ne publient pas en anglais ils ne seront jamais lus et leurs travaux ne sont jamais connus.

Il est temps qu’on aille de l’avant et qu’il y ait une coordination. Ceux qui enseignent aujourd’hui au niveau des lycées, des collèges, ce sont des éléments que nous avons formés nous-mêmes.

C’est vrai, on respecte la manière de faire au niveau du primaire ou du CEM, mais il y a toujours un savoir et un savoir-faire auquel on peut faire appel au niveau des universités, d’autant plus que ce sont des professeurs qui ont 30 ou 40 ans dans le domaine de la pédagogie.

Il est encore temps de se ressaisir, de revoir notre copie. Ce n’est pas encore trop tard puisqu’on vient de démarrer.

Combien de temps faudra-t-il pour que l’anglais soit effectivement généralisé en Algérie ?

Il y a des propos par-ci, par-là où on dit on va généraliser l’anglais à l’université et on va enseigner toutes les disciplines en anglais. C’est un leurre. Il ne faut pas se mentir, moi je dirais qu’on pourrait faire ça d’ici 25 ans.

C’est-à-dire, si on arrive à introduire l’anglais au primaire tout de suite de la manière la plus correcte et la plus pédagogique, l’étudiant qui aura 24-25 ans on pourra lui demander de soutenir sa thèse en anglais, on peut demander aux futurs enseignants de dispenser leurs cours dans la langue de Shakespeare, mais pas tout de suite.

Nos étudiants et parfois même nos enseignants ont du mal à s’exprimer dans la langue arabe ou dans la langue française, ce n’est pas pour autant qu’on va leur demander de préparer des choses en langue anglaise.

Que faut-il prendre en compte pour que l’Algérie réussisse son passage à l’anglais ?

La première condition sine qua none, sans laquelle ça serait impossible d’atteindre nos objectifs en termes d’enseignement et d’apprentissage de la langue anglaise au niveau de nos établissements, c’est la formation des formateurs.

Sans une bonne formation pour les formateurs, on ne peut pas attendre des miracles par rapport à nos enfants, parce que l’apprenant c’est l’image de son professeur, peut-être pas à 100 %, mais la plupart du temps c’est « dis-moi qui est ton professeur et je te dirai qui tu es ».

C’est un peu ça, qu’on le veuille ou pas, dans toutes les disciplines, que ce soit dans les sciences humaines, les sciences techniques, les sciences médicales…

Donc, il va falloir prendre les décisions qui s’imposent, qu’on se dise les vérités, quand sache que nous avons des objectifs communs. Parce qu’il y a des éléments un peu complexés et il faut qu’on se décomplexe quand il s’agit du devenir de nos enfants. Aussi, il faut qu’il y ait de la coopération internationale.

Dans les sciences techniques et technologiques, il y a eu beaucoup de formation et beaucoup de qualité, mais dans le domaine des langues, les gens fuient rapidement. Il y a une très forte demande pour les langues étrangères, beaucoup plus pour la langue anglaise qui est demandée partout, dans l’hôtellerie, l’industrie, le pétrole…

Il faut arriver à faire de la coopération et du jumelage. Il y a un travail qui a été fait mais il n’y a pas eu de suivi. Avec l’ambassade des États-Unis, ils ont fait des efforts, ils ont dépensé de l’argent, c’est dans l’intérêt bien sûr de leur langue.

 Et il y a quelque chose qui s’est fait au niveau de l’éducation nationale et encore une fois, il faut créer une symbiose, il faut qu’il y ait une coordination entre les deux ministères. Ça aussi c’est une condition sine qua none. Il faut conjuguer les efforts et faire paraître les compétences.

Moi, je propose à ce qu’il y ait ce qu’on appelle le think-tank au niveau des deux ministères. Il faut qu’on sache qui est qui, qui est habilité à proposer des idées par rapport à l’enseignement de la langue anglaise, quelles sont les compétences existantes par rapport aux inspecteurs au niveau du primaire, du collège, du lycée et aussi par rapport aux spécialistes pointilleux au niveau de la didactique des langues étrangères et de la langue anglaise.

Quand on a toutes ces données qui, il me semble, ne devraient pas poser problème, elles doivent exister, quand on a tout cela, on sait qui peut apporter un plus dans tel ou tel domaine, au primaire, au CEM, au lycée, à l’université, là, on peut faire quelque chose. En plus, au niveau de l’université, ce serait un leurre de dire que nos enseignants seront en mesure d’ici l’année prochaine de passer à l’anglais.

Nous avons quelque chose comme 70 000 enseignants universitaires sur lesquels il y a 300 ou 400 au maximum qui peuvent dispenser leur cours dans la langue de Shakespeare, et uniquement dans les matières scientifiques et technologiques, pas dans les sciences humaines et sociales. Donc il y a tout un travail à faire.

Que pensez-vous de la décision d’Air Algérie de passer à l’anglais ?

Dans l’apprentissage des langues, il ne faut pas qu’il y ait de l’extrémisme. Si vous prenez toutes les grandes écoles linguistiques, comme Saussure, Bloomfield, Chomsky, il n’y a pas de dialecte ou de langue, ce sont tous des moyens de communication.

Donc, ce que fait Air Algérie est une initiative qui est louable mais il faudra avoir les moyens de sa politique. Ce n’est pas en favorisant une langue au détriment d’une autre qu’on va être ce qu’on veut être ou ce qu’on ne peut pas être.

Donc, il faut de grands moyens. Le problème qui se pose c’est sur ce qu’on produit localement. Il y a des instituts de tourisme, d’hôtellerie qui peuvent faire ça, mais là aussi il va falloir former les formateurs.

Il n’y a pas de complexe dans le savoir, on pourra faire appel à de la coopération anglo-saxonne, notamment les Américains et les Britanniques, avec la compétence locale. C’est-à-dire, il faut faire appel à la compétence dont on a besoin comme c’est le cas d’Air Algérie mais sans négliger la compétence locale.

En faisant appel à ces compétences étrangères, on va former, mais il faudrait qu’il y ait des pionniers autour pour que ces gens-là qui viennent nous assister pendant un certain temps, quand ils partent, ce ne sera pas la fin de la formation, il faut qu’il y ait de la formation continue.

Il me semble qu’Air Algérie a les moyens de cette politique qu’elle est en train d’adopter, donc il va falloir qu’elle fasse appel à l’université algérienne. Il y a des professeurs qui ont fait des formations aux États-Unis. Avec quatre ou cinq collègues qui sont aussi des professeurs universitaires, on a vu ce qui se fait de mieux ailleurs.

Ça coûtera moins cher aussi. Parce qu’il ne suffit pas de s’engager dans un processus d’apprentissage, il y a aussi le coût.

Quant à l’arabe, c’est une langue comme les autres. Dans tous les pays du monde, on introduit maintenant la langue arabe pour des raisons liées au business, parce qu’ils savent pertinemment que tout ce qui est pétrole, industrie, importation, beaucoup de pays arabes sont des consommateurs, des producteurs d’énergie sous toutes ses formes.

 On doit agir par rapport à l’utilité. S’il pleut, je dois avoir un parapluie, ce n’est pas pour le plaisir. Donc, toute langue qui nous apporte un plus, qui apporte un plus à nos enfants et pour toutes nos institutions, est la bienvenue. 

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