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Reportage. Dans l’enfer des coupures de routes en Kabylie

Reportage. Dans l’enfer des coupures de routes en Kabylie

De vastes étendues de forêts de conifères et de chêne liège, des torrents qui grondent sous les ponts, un doux soleil printanier et une circulation fluide.

Les automobilistes qui empruntent en ce samedi 12 mai la RN 12 reliant Tizi Ouzou et Béjaïa ne se doutent pas qu’après la féérie, ce sera le calvaire. À peine passée la ville d’Adekar, en arpentant la descente menant vers El Kseur, la circulation s’arrête brusquement.

La file de voitures, de bus et de camions s’allonge rapidement. Une panne, un accident, un barrage ? Non, rien de tout cela. Les habitués comprennent vite qu’il s’agit d’un blocage de route. Un autre.

Une situation intenable

Le phénomène est en effet très répandu dans cette région de Kabylie depuis plusieurs années. Mais ces derniers mois, il a pris des proportions intenables. Le moindre problème, la plus insignifiante des insuffisances est portée sur la route.

Villageois et citadins recourent systématiquement, parfois avant même d’avoir essayé d’autres voies, au blocage de la chaussée pour faire entendre des revendications qui vont de l’eau à l’électricité, en passant par le gaz de ville, l’entretien des routes, le transport scolaire, la gestion des déchets…

Cette semaine qui commence sera particulièrement cauchemardesque pour les habitants et les visiteurs de Bejaïa. C’est comme si les « coupeurs de routes » se sont donnés le mot pour étouffer la wilaya en bloquant tous les axes principaux : les sorties ouest vers Alger et Tizi-Ouzou par Azazga et par le littoral, et les voies de l’Est menant vers Sétif et Jijel.

Cette fois, c’est au niveau du village de Bourbaâtache, relevant de la commune de Fenaïa-Ilmaten, juste avant la ville d’El Kseur (25 km à l’ouest de Bejaia), que la circulation est fermée.

Des jeunes à peine sortis de l’adolescence se tiennent au milieu de la chaussée jonchée de blocs de pierre, de pneus et de grosses branches d’arbres. Ils réclament l’amélioration de leur cadre de vie et jurent qu’aucun véhicule ne passera. Pas même ces innombrables minibus vert et blanc qui transportent des écoliers en excursion. Ils viennent principalement de Tizi-Ouzou, de Boumerdès et d’Alger.

Le week-end sous le soleil dans l’une des régions touristiques les plus prisées du pays n’aura pas lieu pour ces bambins qui doivent donc rebrousser chemin.

Coincé dans la file, un chauffeur de poids lourd fait part de son amertume et de ses regrets. « J’ai emprunté cette route car j’ai entendu dire qu’il y aura un blocage au niveau de Sidi Aïch. Je n’aurais pas dû passer par là. Franchement, on ne sait plus quoi faire. Ces coupures de route nous empoisonnent la vie. C’est trop », peste-t-il, avant d’expliquer aux autres automobilistes qu’il serait vain d’attendre l’intervention des autorités.

« Ni la police ni la gendarmerie n’interviendront. On a l’habitude maintenant et on sait que la route ne sera rouverte qu’à la nuit tombée, lorsque les émeutiers seront fatigués… ».

De grosses pertes pour l’économie

Les écoliers en excursion rentreront chez eux, mais les autres, notamment les chauffeurs de camions, doivent se débrouiller pour arriver à destination.

C’est-à-dire emprunter d’autres routes, si elles ne sont pas aussi bloquées.  La plus proche, c’est celle qui mène vers Sidi Aïch en passant par Tifra. Elle est étroite, sinueuse et abrupte. Mais personne ne fait la fine bouche. On y circule lentement, dangereusement, mais c’est mieux que d’être bloqué.

Après deux heures de descente, la ville de Sidi Aïch, sur les bords de la Soummam. Pour atteindre la route nationale menant vers Béjaïa, il faut passer par l’enfer de l’encombrement du centre-ville.

Contrairement aux appréhensions du chauffeur du poids lourd, la route n’est pas bloquée. Mais ce n’est que partie remise. Elle le sera le lendemain, soit dimanche matin, au niveau de l’entrée est, entre Sid Aïch et la commune de Remila.

Cette fois encore, le motif n’a rien de dramatique : les habitants d’un quartier de la ville réclament l’accélération des travaux d’aménagement suite à un affaissement de terrain.

Pour une telle futilité, un axe aussi névralgique pour le trafic routier sera bloqué pendant plusieurs jours. La RN 26 est en effet de l’unique passage vers Bejaïa en venant d’Alger par Bouira, la nouvelle pénétrante autoroutière n’étant opérationnelle que jusqu’à la localité de Takariet, entre Akbou et Sidi Aïch.

La route est arpentée quotidiennement par des centaines, voire des milliers de camions de gros tonnage acheminant des marchandises à partir du grand port de la wilaya.

« À ce rythme, j’ai bien peur pour l’avenir de l’économie de la région. Les investisseurs doivent réfléchir longuement avant de s’installer dans la wilaya. Nous, on n’est pas très touchés par le phénomène, mais à partir de Sidi Aïch jusqu’aux localités est, comme Aokas, Souk el Tenine et Kherrata, en passant par le chef-lieu de la wilaya, les entreprises subissent d’énormes pertes quotidiennement », nous dit un opérateur de la zone d’activité de Taharacht, à Akbou, l’une des plus dynamiques du pays avec les marques Soummam, Danone, General Emballage, Ifri, Ifruit, pour ne citer que les plus connues.

Le passage par Sidi Aïch n’étant donc pas possible, les chauffeurs de camions, de bus et les autres automobilistes doivent improviser. À côté de l’usine de textile de Remila, un petit embranchement sur le flanc droit de la route offre peut-être une solution. Mais en quelques minutes à peine, il est submergé de véhicules.

Un encombrement monstre se crée rapidement et la pente raide ne fait que compliquer les choses. Même un véhicule de police est obligé de passer par là. Après une heure et demi de montée jusqu’au carrefour menant vers la commune de Tinebdar, et presque autant de descente, le cauchemar prend fin.

Trois longues heures pour contourner la ville de Sidi Aïch, cinq heures pour rallier celle d’Akbou à partir de Béjaïa. Le trajet du retour sera tout aussi éprouvant car le « siège » ne sera levé que vers 19 heures pour être réinstauré dès les premières heures le lendemain, soit lundi, par les mêmes émeutiers, pour le même motif.

Simultanément, le même calvaire est vécu par les automobilistes aux quatre coins de la wilaya. La RN 24 reliant Béjaïa à Tizi-Ouzou par le littoral est fermée au niveau de la ville côtière de Beni Ksila, et la RN9 menant vers Sétif a subi le même sort  à l’entrée du tunnel de Kherrata, où même en situation normale, l’aération n’est pas suffisante. Et comme pour isoler complètement la région, les habitants de la localité d’Ifticen, à proximité du chantier de la nouvelle pénétrante autoroutière, ont décidé de bloquer la voie ferrée menant vers Alger et les localités de l’Est.  C’est la totale !

À Bejaïa, le phénomène commence à exaspérer. Lors de la marche de soutien aux travailleurs de Cevital, organisée lundi 14 mai au chef-lieu de la wilaya, c’est le sujet de discussion de nombreux présents, d’autant plus que, d’une manière ou d’une autre, il est en lien avec l’objet de la manifestation : le blocage des investissements dans la région.

« Ce n’est pas comme cela qu’on va attirer les investisseurs. Avec tous les blocages administratifs, les fermetures des routes feront fuir les plus tenaces des investisseurs. Il faut une solution et vite », lance un habitant de la ville.

« La wilaya a besoin d’un plan d’urgence »

Rachid Saou, membre de la direction du RCD et de la Coordination de soutien aux travailleurs de Cevital en sait quelque chose pour avoir été élu à l’APW.

« Béjaïa est la wilaya où il y a le plus de coupures de routes à l’échelle nationale. En 2013, nous avons discuté au niveau de l’APW de ce phénomène, mais malheureusement, il n’y a pas eu de résolution. On aurait aimé qu’il y ait une résolution pour aller vers la population et lui expliquer que ces actions pénalisent d’abord le citoyen, l’investisseur et l’économie de la wilaya. C’est un frein au développement  car aucun investisseur ne peut mettre son capital dans une wilaya où il y a des coupures de routes. Prenons l’exemple de la marche d’aujourd’hui. Beaucoup de citoyens qui souhaitaient y participer n’ont pas pu être à l’heure à cause du blocage de la route à Sidi Aïch », dit-il.

Un point de vue que ne partage pas le député Khaled Tazaghart. « Je défie les autorités d’apporter la preuve qu’un investisseur a fui la wilaya à cause de la coupure des routes. Ce qui bloque l’investissement, c’est la bureaucratie du pouvoir. Manipulation ou pas, pour moi il y a un état de non-droit », lâche-t-il.

Pour l’élu du Front El Moustakbal, la région a besoin de plus que de petites solutions de rafistolage : « Aujourd’hui notre wilaya n’a pas besoin de petites décisions du gouvernement, mais d’un plan d’urgence qui va mettre à niveau les 52 communes de Bejaïa à l’instar de toutes les municipalités d’Algérie. À ma permanence à Tazmalt, je reçois des centaines de jeunes qui réclament du travail, des comités de village qui réclament du goudron pour leur route. Le gouvernement doit dégager un plan d’urgence pour les zones rurales et montagneuses ».

Mais en attendant, c’est le citoyen qui souffre de cette situation sur les routes. « Je sais que les citoyens souffrent, mais les émeutiers vous diront qu’ils ont frappé à toutes les portes et qu’il ne leur reste que ce moyen que je considère comme le plus radical des actions pacifiques. Le problème c’est que dès qu’il y a coupure, il y a réponse des autorités. Donc le système veut ériger les fermetures en seul moyen de revendication », estime M. Tazaghart.

M. Saou abonde dans le même sans : « D’abord, le pouvoir fait tout pour que les élus locaux n’aient pas de crédibilité auprès des citoyens. Comme le maire n’a pas de prérogatives, les citoyens n’ont comme recours que de bloquer la route. Et en répondant à leurs doléances, le chef de daïra et le wali encouragent indirectement ce genre d’actions ».

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