Le président Abdelmadjid Tebboune a insisté dimanche lors du Conseil des ministres sur le rôle moteur que doivent jouer les fermes pilotes dans la souveraineté alimentaire du pays. Ces exploitations représentent les terres les plus fertiles d’Algérie et font l’objet d’empiétements de diverses natures.
Le Chef de l’État a demandé au ministre de l’Agriculture et du Développement rural, de « changer le concept des fermes pilotes, à commencer par leur appellation jusqu’à leur vocation agricole et économique de manière globale », selon le communiqué du Conseil des ministres.
Il a ordonné « d’intégrer les fermes pilotes au processus de la production nationale, notamment les fermes de grandes surfaces, en vue de combler le déficit, particulièrement dans la filière des légumineuses ».
En janvier dernier, suite aux annonces gouvernementales, la presse s’est focalisée sur la situation de ces fermes pilotes. Dans l’une d’entre elles, un ouvrier agricole confiait à Ennahar Tv : « Depuis 40 ans, aucun tracteur neuf n’a été acheté ».
Dans l’atelier, un bloc moteur de tracteur gît au sol en attendant l’achat de pièces détachées. Un type de pannes aisément réparable mais qui peut cependant rapidement mener à l’agonie d’un engin.
Il suffit pour cela que les pièces ne soient uniquement disponibles chez le privé. Des privés qui, le plus souvent, ne délivrent pas de facture. Or, dans les fermes pilotes, la procédure administrative exige des factures pour justifier la moindre dépense.
La réparation peut parfois attendre l’arrivée d’une nouvelle enveloppe budgétaire qui tarde à venir quand ce n’est pas une série de restructurations qui font changer la ferme d’une tutelle administrative à une autre.
En Algérie, les fermes pilotes représentent une superficie de 160.000 hectares. Comme le note l’historien André Nouschi : « En 1962, au moment de l’indépendance, les Européens (Français et étrangers) laissent derrière eux 2,5 millions d’hectares de bonnes terres, alors qu’en 1830 ils n’en possédaient aucun ».
Les fermes pilote sont donc issues d’anciennes exploitations coloniales et on en dénombre 162. Elles ont été confiées à divers groupes publics : Agrolog, Gvapro, Giplait et OAIC. Par ailleurs, dans le cadre de partenariats entre public et privé, durant un temps, des opérateurs privés ont été encouragés à investir dans ces terres qui sont considérées comme les plus fertiles d’Algérie. Depuis ces restructurations, la situation de ces exploitations est contrastée.
Fermes pilotes : Tebboune veut une réforme totale
La ferme pilote de Draâ Ben Khedda (Tizi-Ouzou) est souvent présentée comme un exemple de réussite. Avec près de 220 hectares, on est loin des grandes fermes céréalières. La ferme est spécialisée dans l’élevage laitier et emploie 35 personnes dont un vétérinaire et trois ingénieurs.
« On produit une moyenne de 3.000 litres de lait par jour », confiait en 2018 la directrice de la ferme, Yasmine Selhi, à El Watan qui a réalisé une enquête de terrain très détaillée. Elle ajoutait : « L’objectif est d’arriver à 4.000 litres par jour. On a 300 vaches, dont 200 génisses acquises récemment. Il y en a qui produisent jusqu’à 40 litres ». Depuis 2017, l’exploitation est rattachée à la Société des fermes laitières (Soflait), une filiale du groupe Giplait.
Pour la gestionnaire, le succès vient de ce que la ferme produit la totalité des fourrages utilisés : « On n’achète plus d’aliment » La ferme exploite également des vergers d’agrumes et d’oliviers.
Il arrive que le succès ne soit pas au rendez-vous. C’est le cas de la ferme de 300 hectares de Tadmait (Tizi Ouzou) auparavant connue pour l’excellence de ses produits.
Au fil des restructurations, une partie de la ferme a été confiée à une filiale du Groupe génie rural (ERGR) qui a investi dans des serres. Par la suite, c’est la totalité des 300 hectares qui est transférée à l’ERGR. Mais comme l’a relevé El Watan dans son enquête, « les documents administratifs ne suivent pas ».
Face à cette instabilité juridique, l’aubaine est trop bonne. Sous divers prétextes, une partie des terres est occupée illégalement par des individus étrangers à l’exploitation. « On a essayé d’exploiter les autres surfaces de la ferme, mais on en a été empêchés par les indus occupants », a témoigné un ouvrier.
Sur les terres de l’exploitation ont été installés des bureaux : « Il s’agit de biens de SPA Sarbo, une filiale du groupe GVAPRO, qui les a récupérés en janvier 2017 après la dissolution de SGDA ». En 2018, ce sont 16 employés qui gardaient les lieux. Désabusé, l’un d’entre eux témoignait : « Il n’y a aucun responsable ici. L’essentiel, c’est qu’à la fin du mois on me paye ».
Le cas de la ferme pilote Ghalem Saïd de Bordj Menaïel (Boumerdès) est symptomatique des déboires de ce secteur. Son millier d’hectares de vignobles, vergers, champs de blé et de cultures maraîchères a été confié à Frigomedit, filiale d’Agrolog.
Selon les témoignages recueillis par El Watan, la ferme employait auparavant plus de 200 personnes et « réalisait un bénéfice de 150 millions de dinars annuellement ». En 2018 (date de la réalisation de cette enquête), il ne resterait que dix ouvriers mais plus rien des 200 vaches laitières, tracteurs et autres équipements agricoles de la ferme.
L’enquête a révélé que des parcelles de la ferme pilote seraient occupées illégalement par des agriculteurs malgré des décisions de justice.
En 2007, les services de l’urbanisme avaient déjà recensé plus d’une centaine de constructions illicites dont un showroom pour véhicules. Une parcelle était devenue une décharge sauvage.
L’enquête relatait le témoignage surprenant des ouvriers : « On est venu pour entamer la campagne labours-semailles. On a ramené 7 tracteurs dotés de charrues, mais on a été chassés par les indus occupants. Ces derniers ont forcé l’entrée de la ferme et proféré des menaces à notre endroit. Ce qui nous a obligés à évacuer notre matériel et quitter les lieux ».
La gestion d’une ferme pilote requiert des compétences techniques, administratives et de management. Le plus souvent les gestionnaires doivent manager des équipes d’ouvriers et des grilles d’avancement pour le personnel. Or, les statuts permettent rarement d’offrir aux ouvriers des primes de rendement ou d’avancement. On reste ouvrier agricole ou chef d’équipe jusqu’à la date de la retraite.
Pour l’ouvrier de base, parfois la seule consolation réside dans la possession d’un petit lopin de terre permettant un jardin potager ou de bénéficier d’un logement au sein de l’exploitation.
Pour contribuer à la souveraineté alimentaire du pays, il semble que les fermes pilotes aient besoin que l’État réaffirme sa souveraineté sur la totalité de ces terres en rappelant notamment qu’elles sont inaliénables.