Il est passé maître dans l’art de sublimer l’espace et les objets, et son nom circule depuis des décennies chez les plus grands : Baccarat, Lancôme, LVMH, Sephora… Cet homme discret mais incontournable est Chafik Gasmi, architecte, designer et scénographe algérien.
Né en Algérie et formé en France, il est à la tête d’un studio parisien pluridisciplinaire où on travaille le récit et le détail avec des technologies de pointe. Sa signature ? Une architecture intemporelle dont il nous dévoile exclusivement les secrets.
Chafik Studio, l’architecture de l’innovation
Situé dans une cour parisienne, derrière une façade haussmannienne, Chafik Studio a été pensé par Chafik Gasmi comme une scène d’opéra : c’est à la fois un atelier, une galerie vivante et un laboratoire d’idées. « Notre métier est de créer l’expérience de A à Z, comme l’opéra – un décor, une histoire, des acteurs, des costumes et de la lumière », explique l’architecte Chafik Gasmi à TSA Algérie.
Dans l’univers créatif du célèbre designer, les expositions de photos côtoient des prototypes naissants, des croquis prennent vie quotidiennement, et les matières s’empilent dans une matériothèque tout à fait originale. Il y a même un piano qui trône près de la table de réunion !
C’est dans ce studio que l’architecte a fait naître quelques-unes de ses meilleures œuvres. Et cette approche globale, il la forge dès l’enfance : « J’ai toujours voulu être architecte. C’est le premier métier dont j’ai appris le nom ». Il faut revenir dans l’Algérie des années 1960 pour comprendre la passion du jeune Chafik. Dans son quartier de Lavigerie (actuelle Mohammadia) à Alger, il traversait quotidiennement un terrain vague pour rejoindre son école coranique.
« Je traversais ce terrain matin et soir, et petit à petit, il s’est transformé en chantier. Donc je voyais les grues, les tracteurs, les pelleteuses…, et quand on est enfant, ce sont des jouets géants », se souvient-il. L’émerveillement devient vite vocation, et enfant, il annonce déjà qu’il sera architecte, « sans même savoir ce que c’était ».
L’architecture dans la peau : « C’est de la passion »
Chafik Gasmi a 15 ans lorsque sa famille émigre en France, et même si ses professeurs décèlent en lui un potentiel de « mathématicien, écrivain ou poète », il campe sur sa position.
« Je voulais être architecte. D’ailleurs, mes vraies études ont commencé quand je suis entré à l’école d’architecture de Paris », confie-t-il. Depuis, il travaille sans relâche, « mais sans avoir l’impression de travailler, car c’est de la passion ».
Ce qu’il retient de sa formation, c’est une méthodologie rigoureuse qu’il résume en trois points : « On questionne toujours trois choses : le contexte, le process et les usages ».
Une approche qui lui permet d’en apprendre plus sur le contexte culturel et économique, le savoir-faire disponible, et les manières dont les gens évoluent, pour penser une architecture qui dure.
Et si certains voient en lui un designer, un scénographe ou un directeur artistique, lui se définit comme un architecte, « car tout est architecture ». Chaque projet -que ce soit un rouge à lèvres ou une tour- part d’une feuille blanche, et tout est « perfectible ».
Eh oui, même si son expertise n’est plus à prouver, Chafik Gasmi évoque son œuvre avec humilité : « Dans mes créations, le mot « parfait » n’existe pas. Je ne connais pas de lieu parfait, ni dans l’absolu, ni dans mon travail. Je suis toujours en introspection, en quête permanente d’amélioration ».
Visionnaire, il marque ses créations de la même empreinte : l’intemporalité. « J’essaie de ne pas réagir à la mode, de penser une architecture qui traverse le temps. Je m’attache donc à ce qui est permanent et toujours valable, et tout ce qui est de l’ordre de la mode et des tendances du moment ou de la décennie, je le mets en accessoire », détaille-t-il.
L’influence algérienne comme richesse pour la création
Pour stimuler sa créativité, l’architecte de renommée mondiale ne fait pas dans l’extravagance. Il relate : « Je marche dans Paris et je rêve à des détails que je peux améliorer, à des points de vue à changer, aux sens que je peux apporter à tel ou tel projet ».
Et pour animer toute sa démarche, c’est dans son identité algérienne qu’il puise son inspiration. Chafik Gasmi cite son « algérianité », sa « berbérité » et son « africanité » pour expliquer le regard différent qu’il porte sur les choses.
Selon lui, « cette différence est extraordinaire » et explique en partie la réussite incontestable de ses créations. « Je vois les choses d’un point de vue singulier. J’apporte de la sensualité, de la chaleur et toutes les valeurs que nous, Algériens, portons. Des valeurs qu’on considère comme naturelles mais qui ne sont pas si évidentes que ça », dit-il.
L’architecture, d’après lui, c’est aussi le « sens de la narration », un aspect crucial pour lui qui tient sa « capacité de raconter les choses » de ses tantes et grand-mères. « Les gens disent que je fais des choses épurées et sensuelles : épurées car il y a la logique et la rationalité ; et sensuelles, c’est le côté chaleureux, méditerranéen… C’est un mix positif, on additionne les excellences ! Au début, c’était inconscient, mais petit à petit, j’en ai pris conscience, je le revendique et je le recherche à travers mes travaux », rapporte M. Chafik Gasmi.
La même exigence de Paris à Alger
Avec émotion, il évoque la maison de son enfance qu’il a dû raser pour en reconstruire une nouvelle, et fidèle à sa devise – « Je teste d’abord sur moi » -, il espère profiter de cette expérience pour mieux comprendre le contexte algérien et ses défis.
Car oui, l’architecte n’exclut pas la réalisation de projets en Algérie, dont quelques-uns sont déjà en cours : « Dans le contexte algérien, au niveau du process (savoir-faire), il y a beaucoup de métiers qui ont disparu, alors que d’autres émergent. Il faut faire attention pour ne pas dessiner quelque chose qu’on ne puisse pas réaliser par la suite. Et en revanche, utiliser ces mutations de savoir-faire comme des opportunités pour innover sans renoncer à ses racines »
Dans son studio algérois, Creative Lab By Chafik Studio, une équipe s’affaire déjà à donner vie aux projets lancés. De l’autre côté de la rive, Chafik Studio Paris ressemble à une mini ONU : une vingtaine de collaborateurs toutes disciplines confondues, pas moins de huit langues maîtrisées, et des projets pensés dans la langue natale du client.
« Quand on a un projet dans un pays, on prend un chef de projet qui maîtrise la langue et la culture locale. Par exemple, on travaille actuellement sur un projet au Qatar à Doha, donc le chef de projet est un Libanais qui parle parfaitement l’arabe classique », explique le designer, poursuivant : « Et quand on fait un projet pour l’Algérie, c’est un projet algérien, pas parisien ».
L’Hôtel du Désert, « un hôtel respectueux de l’environnement, sobre et luxueux »
L’Algérie, justement, n’est jamais loin. Au milieu de ses créations qui ont marqué le secteur du luxe, Chafik Gasmi a pensé un hôtel qui pourrait porter le secteur hôtelier algérien sur de nouveaux rails : l’Hôtel du Désert, un établissement comme il n’y en as pas deux.
Imaginé il y a 20 ans en une semaine et repensé pendant deux décennies, ce projet a de quoi défier le temps et la nature. « Tous les deux ou trois mois, je retravaille mon œuvre. Ce projet s’est construit sur un temps très long, il s’inscrit dans l’intemporalité. C’est peut-être l’œuvre à laquelle je m’attache le plus, je l’ai dessinée pour influencer le système et montrer qu’on peut faire un hôtel respectueux de l’environnement, sobre et luxueux », révèle-t-il.
Après tout, « le luxe n’est pas dans le nombre de carats qu’il y a sur les robinets », mais plutôt dans la conception futuriste qu’il a imaginée pour l’hôtel deux décennies en arrière : « Il a la particularité d’être 100 % fait avec des matériaux locaux. Il est bioclimatique et biodégradable, autonome en énergie, et avec un bilan carbone incroyable, alors qu’à l’époque, personne ne se souciait de l’écologie, encore moins dans le désert ».
« Commencez petit mais rêvez grand ! »
Pour l’avenir, il entend faire partie de cette génération d’initiateurs qui souhaitent valoriser et préserver le patrimoine algérien. « J’entends que l’Algérie va investir dans le tourisme, et je suis très sensible à deux choses : la qualité de l’architecture, et la préservation de nos sites extraordinaires », dit-il.
Et d’émettre un souhait : « Je voudrais que tout ça se fasse en harmonie. J’adorerais pouvoir participer à ça, avec l’idée de créer des modèles de tourisme régénérant, et non pas du tourisme qui exploite la destination ».
Son travail d’exception continue d’être reconnu et salué. En 2024, le Chafik Studio a été classé 7e société la plus innovante de France, tous secteurs confondus, et la 1ère dans son domaine, par le journal Les Échos.
Ses dernières paroles dans notre entretien, il les adresse aux jeunes architectes qui visent haut : « Commencez petit mais rêvez grand ! ».
L’architecture, dit-il, est une discipline exigeante, il faut y entrer avec humilité et diverses cordes à son arc. « Plus on rêve grand, plus on a de chances d’aller loin et haut. Ne pas oublier de mettre des paliers, car si les étapes sont trop loin ou trop hautes, à la moindre déconvenue, on risque d’abandonner ». Un conseil à son image : ambitieux, généreux et lucide.