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EXCLUSIF – Situation en Algérie : entretien avec Robert Malley, président de l’International Crisis Group

EXCLUSIF – Situation en Algérie : entretien avec Robert Malley, président de l’International Crisis Group

Robert Malley est président de l’International Crisis Group et ex-conseiller du président Barack Obama pour le Moyen-Orient. Il a notamment négocié pour la Maison Blanche l’accord nucléaire avec l’Iran. Robet Malley a également conseillé Bill Clinton. Dans cet entretien exclusif à TSA, il revient sur le dernier rapport de l’International Crisis Group sur la situation en Algérie.

Le rapport mentionne que la crise économique pourrait frapper l’Algérie dès 2019. Quels éléments tangibles ont-ils permis d’effectuer cette prévision ?

Crisis Group ne fait pas de prévision ; il fait de l’analyse. Et notre rapport, fruit d’un long travail de terrain de plus de deux ans, repose sur une constatation simple : le modèle économique actuel, celui grâce auquel l’Algérie a pu vivre une période de stabilité et de prospérité remarquables depuis la fin de la guerre civile, n’est plus viable.  La situation économique qui l’a en grande partie rendu possible (prix du pétrole au beau fixe, notamment) n’est plus de mise.  Sans réforme, le modèle s’essoufflera. D’ailleurs, les autorités le reconnaissent plus ou moins ouvertement.

Le problème est qu’ils rechignent à changer de cap. Cette hésitation se comprend tout à fait. Première raison : les autorités gardent toujours en mémoire le traumatisme de la guerre civile et des 200.000 Algériens morts au cours d’affrontements entre l’État et les groupes islamistes dans les années 1990. Elles gardent à l’esprit le fait que cette décennie noire a précisément commencé suite à une expérience hasardeuse de libéralisation économique qui a mal tourné. Et elles se souviennent que ce sont les dépenses publiques généreuses sous la présidence d’Abdelaziz Bouteflika qui ont largement aidé à rétablir la paix dans le pays et éviter un nouveau scénario de conflit.

Aujourd’hui, les autorités font rarement référence aux liens entre la crise économique et les troubles politiques et sociaux qui s’en sont suivis. Mais ces liens les hantent.

Deuxième explication derrière la paralysie en termes de réformes économiques : comme dans toute architecture économique ou sociale, certains groupes d’intérêts en ont profité et ont prospéré ; ils résistent donc fermement à tout changement qui risquerait de les nuire.

Le rapport mentionne justement des groupes d’intérêt influents qui défendent le statu quo en Algérie. À qui le rapport fait-il allusion précisément ?

À cette nouvelle élite économique.  Elle comprend certains membres du secteur privé, en particulier le Forum des chefs d’entreprise (FCE), dont le pouvoir s’est accru depuis 2014.  Soyons clairs : il n’y a rien de mal à l’essor du secteur privé qui est générateur d’emplois, et qui rend possible la diversification économique. Cela ne devient un problème que lorsque ce secteur se mue en oligarchie privée capable d’influencer la politique de l’État en fonction de ses propres intérêts plutôt que de ceux de la nation dans son ensemble.

Comme le dit le rapport, les détracteurs du FCE le décrivent souvent de façon caricaturale comme un parasite à qui des faveurs sont accordées et qui joue un rôle politique hégémonique.  Mais il y a du vrai, dès lors que le système récompense les chefs d’entreprise qui soutiennent le gouvernement tout en punissant ceux qui le contestent.

Plus largement, la paralysie qui se manifeste à la fois dans un statu quo politique dominé par deux partis politiques, le FLN et le RND, mais aussi en matière de politique économique, rend impossible le débat nécessaire sur la manière de s’adapter politiquement et économiquement à la baisse des revenus pétroliers et gaziers et de réduire la dépendance de l’Algérie aux hydrocarbures.

Pour certains en Algérie, le rapport semble trop alarmiste. Que répondez- vous ?

Alarmiste ? Non, je ne crois pas. La mission de Crisis Group est d’essayer de prévenir les crises avant qu’elles ne frappent et d’offrir des idées aux décideurs et acteurs politiques en ce sens. Nous le reconnaissons d’emblée dans le rapport : la classe au pouvoir, bien que souvent critiquée, conserve une légitimité historique, fruit d’une longue Guerre de libération nationale. Elle bénéficie également du soutien d’une large partie de la population. Elle a réussi à éviter l’instabilité qu’ont vécue de nombreux pays de la région à partir de 2011.

Mais il serait hasardeux de faire preuve de complaisance. L’Algérie partage de nombreux points communs avec ses voisins : une population très jeune, une économie réfractaire aux réformes qui tourne au ralenti, et une passation de pouvoir incertaine à l’horizon.  D’où notre volonté d’anticiper les dangers et de présenter des recommandations concrètes afin que les Algériens puissent en discuter.

Celles-ci sont d’ailleurs réalistes. Il n’est guère question de rupture radicale mais plutôt de mesures pragmatiques – plus grande transparence gouvernementale ; meilleure communication concernant les difficultés économiques du pays ; consultation plus large d’acteurs socio-économiques et en particulier des jeunes ; et, bien sûr, réponse plus ferme et adéquate aux problèmes liés à la corruption, par exemple en exerçant une vigilance accrue sur les dépenses publiques. Le fait est que toute renégociation du contrat social post-1990 – dépenses publiques généreuses, y compris pour le développement de nouvelles élites économiques, en échange du consentement politique au pouvoir du président Bouteflika et de l’impunité des auteurs de violences pendant la guerre civile – demande à être envisagée avec prudence.

En somme, Crisis Group suggère une transition qui inclurait davantage de transparence et d’ouverture à tous les niveaux, ainsi qu’une plus grande obligation de rendre compte pour les institutions publiques et le secteur privé.

Votre rapport a déclenché une controverse en Algérie, liée notamment à la question de l’élection présidentielle et de la participation d’un de nos anciens ministres des Affaires étrangères Ramane Lamamra, à votre conseil d’administration.  Qu’en pensez-vous ?

Je sais combien il est facile de nous prêter des objectifs politiques ou de voir dans notre rapport un instrument dans les querelles internes actuelles.  C’est de bonne guerre. Mais nous n’avons pas pour objet de nous insinuer dans le débat politique algérien particulièrement actif et sensible en ce moment pour cause d’élection présidentielle.  Au contraire : comme nous le faisons un peu partout à travers le monde, nous cherchons à analyser les crises, les résoudre ou – comme dans ce cas – les prévenir avant qu’il ne soit trop tard.

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Quant à M. Lamamra, il est vrai qu’il vient récemment de joindre notre conseil d’administration. Nous nous en réjouissons pleinement. Il a une expérience quasi-inégalée pour ce qui a trait aux dynamiques africaines et nous comptons bénéficier de sa sagesse. Mais que ce soit clair : les membres de notre conseil ne jouent pas de rôle concernant le contenu ni même le sujet de nos rapports, rédigés en stricte indépendance par nos équipes. Comment pourrait-il en être autrement ? Notre conseil comprend plus de 40 personnalités internationales éminentes du monde politique, culturel, des affaires et de la société civile avec des opinions et perspectives divergentes et souvent opposées.  Si on cherchait le consensus, c’est Crisis Group qui serait alors paralysé.  Nous bénéficions de leurs jugements et de leur perspicacité, mais nos travaux n’engagent que nous. Dans ce cas précis, M. Lamamra n’était guère au courant du sujet de notre rapport, encore moins de son contenu.

Vous savez, la relation entre Crisis Group et l’Algérie est de longue date ; celle – personnelle et familiale — que j’entretiens avec la nation algérienne de plus longue date encore. Nous avons beaucoup travaillé avec Alger par le passé sur les questions d’ordre régional, que ce soit sur la Libye, le Mali, ou d’autres sujets importants dont j’ai eu l’occasion de discuter avec le ministre des Affaires étrangères, Abdelkader Messahel, en septembre à New York.  Nous sommes confiants que nous le ferons encore, en toute indépendance et sans arrières pensées politique. Pour le bien de notre organisation et, je l’espère, celui de l’Algérie.

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