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L’éveil national de février 2019 ou comment rompre en visière avec « l’ancien régime »

L’éveil national de février 2019 ou comment rompre en visière avec « l’ancien régime »

Tribune. Le sursaut national amorcé en ce 22 février 2019 marque le point de départ d’une aube nouvelle pour le peuple algérien, qui s’est révélé d’une maturité politique et d’un civisme exemplaires. Hommes, femmes, jeunes et vieux, paysans et citadins, « Arabes » et « Berbères », croyants et athées , Noirs et Blancs, pauvres et cossus, instruits et analphabètes, démocrates, Frères Musulmans, et salafistes, etc., ont tous crié à l’unisson haut et fort leur ras-le-bol contre un régime corrompu, injuste et désuet.

Leurs manifestations de protestations gigantesques – celles du refus sans appel du régime honni -, se sont transformées, chaque vendredi, et partout en de fêtes de fraternisations joyeuses. Les foules en liesse répétant des slogans et des propos narquois prononcés à l’attention des caciques du régime caricaturés en disent long sur la maturité d’un peuple qui, pour la première fois depuis l’indépendance, prend nettement conscience de sa force intrinsèque. Mais aussi de ses capacités cognitives à transcender le particularisme local, le régionalisme, l’ethnicité, les idéologies exclusives, et tout cela pour rassembler ses forces en les canalisant vers un objectif commun, mais de taille : la mise à la retraite, pacifique et sans revanche, du régime politique de la rente, de la concussion et de l’incurie. Mais nous n’y sommes pas parvenus encore. Car le régime est toujours là, tapi dans tous les
interstices des institutions et des réseaux politiques et financiers mafieux ou de type mafieux.

Les victoires enregistrées par le peuple et la manière de les consolider

En dépit des progrès politiques et psychologiques enregistrés par le peuple contre ce régime sourd et entêté, on ne doit pas crier pour autant victoire ni exulter. Certes le peuple à marqué dans ce bras de fer engagé depuis le 22 février contre le « système » plusieurs petites « victoires » dont les plus saillantes sont :

1. L’annulation de l’absurde cinquième mandat ;
2.  La retraite forcée du président ;
3. La démonstration éclatante que le peuple n’est pas celui que l’on croyait à tort : sauvage, barbare et violent. Il s’est montré, au contraire, au cours de ses gigantesques manifestations, animé d’un haut sens de l’ordre, de la discipline, de la civilité et du civisme ;
4. La quatrième victoire aura été, enfin, celle remportée sur la peur instituée depuis l’indépendance en un système de coercition et de terreur. Psychologiquement, le peuple s’est affranchi désormais de cette peur longtemps intériorisée dans les faits et dans les têtes. La peur d’être sanctionné ou enfermé arbitrairement dans les geôles d’un système politique dont l’opacité était en soi source d’épouvante et de troubles paranoïaques …

Si elles constituent un acquis positif indéniable, toutes ces petites victoires resteraient très fragiles et pourraient s’évanouir en fumée si elles n’étaient pas consolidées par d’autres actions et projets politiques aux contours nettement dessinés. Or, le peuple (plutôt que le Hirak) n’a pas encore choisi ou désigné ses propres représentants qui négocieraient en son nom les modalités de la transition qu’il juge conforme à ses revendications essentielles. Comme me l’écrit à juste titre un ami Belge : « La maturité de la « rue » algérienne est étonnante et épatante. Il manque quelque chose à ce Hirak : des dirigeants, des portes- paroles, des gens capables de le représenter (…) Cela devient un réel problème. Qui se présente moins chez vos frères soudanais, on dirait  ».

Justement, c’est sur ce déficit cruel de représentation qu’il m’a été donné de le souligner avec force dans un article publié précédemment dans les médias nationaux (1) .

La nécessite absolue d’une représentation nationale indépendante du système

Il est urgent, en effet, que le peuple soulevé choisisse les femmes et les hommes « neufs », honnêtes et compétents capables de le représenter et de parler en son nom avec l’interlocuteur officiel d’en face, qui est pour l’instant, l’ANP, laquelle devrait rester absolument neutre en se bornant à sa mission essentielle qui est de défendre les frontières du pays et la souveraineté de l’Etat.

Si l’ANP et son chef, Ahmed Gaid Salah, qui déclarent être à l’unisson avec le peuple, sont sincères, ils devraient laisser ce même peuple choisir librement ses représentants. Le slogan fraternel et honnête lancé par le peuple selon lequel « Ach-Chaab wa al -Djaich sont khawa –khawa ! » est extrêmement prégnant. Il dit combien le peuple est attaché aux valeurs de fraternité, de cohésion et de paix sociale, choses auxquelles ses gouvernants n’accordent pas toujours l’importance qu’elles méritent. L’ANP qui se dit et répète à qui mieux-mieux qu’elle est « populaire » devrait absolument le prouver par des actes en s’abstenant de se mettre en travers les revendications légitimes du peuple. Elle doit être l’arbitre neutre, qui se place au
dessus de la mêlée. En adoptant cette posture, son honneur et son prestige seront grandis.

Compte tenu de ce qui vient d’être dit, le peuple soulevé ne devrait compter que sur lui-même pour changer l’ordre ancien vomi en un ordre nouveau fondé sur le droit, la justice et l’amour vrai et non simulé envers la patrie. De ce fait, il ne saurait logiquement faire l’économie d’une direction politique consensuelle et incluant, sans discrimination aucune, toutes les sensibilités et les familles idéologiques nationales non impliquées ni de près ni de loin dans le système politique détesté et contre lequel le peuple s’est dressé comme un seul homme.

Nous savons, en effet, et tout le monde sait que le dénominateur commun, qui a rassemblé le peuple contre ce régime, est l’injustice, le népotisme, la gabegie, l’incurie et la corruption tentaculaire, etc., toutes choses, que ce régime anti-national a érigées en un système de gestion politique, de gouvernance de la nation, de l’économie, de la culture, de la justice asservie et de la religion manipulée et domestiquée à des fins d’auto- reproduction. Ce sont ces pratiques qui ont permet à ce régime corrompu de se reproduire en perpétuant ses privilèges au détriment des intérêts suprêmes de la nation.

Comment et d’où le peuple doit-il extraire ses représentants et porte-paroles légitimes ?

La réponse est que le peuple est un réservoir riche de compétences et d’intelligences susceptibles de prendre la relève et de combler les vides intellectuels, éthiques, et moraux creusés par le régime actuel. Le sursaut national, débuté en ce 22 février 2019, a révélé à nous-mêmes et au monde éberlué le génie extraordinaire du peuple algérien, génie reflété à travers son esprit critique et son sens hautement élevé de l’humour et de la dérision. Cela suffit pour qu’il enfante ses propres mandataires. Mais comment ? En évitant les querelles idéologiques, le dogmatisme des courants idéologiques extrémistes qui se sont infiltrés en son sein et dont chacun de ces courants prétend en être le vrai représentant, le peuple qu’on appelle
improprement le Hirak peut choisir lui-même ses représentants parmi les figures les moins entachées de compromission avec le régime vermoulu.

Des manifestes, des lettres ouvertes, des pétitions en faveur de telle ou telle figure nationale connue pour représenter le « Hirak » ont circulé depuis le mois de février.
Mais aucune de ces figures mise en avant n’a fait, jusqu’à présent, l’objet d’un consensus national. Chaque parti, chaque mouvance politique, coterie, chapelle et secte idéologique – Dieu sait qu’il y en a en quantité -, prétend représenter le peuple et pourtant celui-ci n’a délégué jusqu’à ce jour nulle personne pour parler en son nom. Il est donc urgent que le peuple passe au peigne fin tous les éléments qui se présentent à lui en qualité de représentants ou de porte-paroles, alors qu’ils ne représentent en vérité rien que des coteries et des chapelles idéologiques partisanes. Il existe, certes, parmi ces dernières des gens honnêtes et compétents, mais la question qui se pose est comment en faire le tri en séparant le bon grain de l’ivraie ? Une autre question se pose : qui va faire ce tri ? Beaucoup de questions demeurent en suspens, et auxquelles il faudrait trouver les réponses adéquates.

Que faire pour que les quatre victoires enregistrées par le peuple ne soient confisquées par « le système » ?

Se défier des promesses et des assurances prodiguées par les portes paroles du système d’une transition « sereine» ; récuser les offres des partis de l’Alliance présidentielle qui défendent contre vents et marées l’article 102 de la Constitution (2)  ; rejeter les offres des représentants auto-proclamés du peuple ; ne pas prendre partie dans les querelles opposant le chef de l’état major Ahmed Gaid Salah à son adversaire, le retraité général Toufik , l’ex-patron du DRS ; ne pas se faire l’otage des idéologies, qu’elles soient de « gauche » ou de « droite », laïc ou intégriste, telle devrait être la démarche à suivre, démarche que le peuple a d’ailleurs adoptée et appliquée lui-même, en dehors de toute interférence extérieure. Le peuple ne devrait
pas se laisser manipuler par les sirènes des idéologies et de leur dogmatisme mortel.
Il doit s’en méfier. De surcroît, la propagande officielle est aussi pernicieuse que le dogmatisme idéologique aussi bien laïc que néo-fondamentalisme. Le mensonge officiel, comme celui qui été ébruité à propos de la fameuse réunion Toufik-Said Bouteflika-Zeroual, réunion à laquelle auraient assisté des éléments des services secrets français, relève d’un procédé perfide, et susceptible de provoquer la fitna.
Jamais les services secrets français n’ont assisté à cette réunion. Ce fut un mensonge pur et simple que les malhonnêtes et les naïfs ont gobé.

Parmi toutes les contributions publiées ces derniers temps, et consacrées au Hirak, peu sortent en effet des sentiers battus. Ni la contribution du professeur du droit, Ahmed Mahiou (3) ni celle de l’avocat Mokrane Ait Larbi (4) , qui restent tous deux attachés au légalisme formel de la Constitution, et à ses articles testamentaires, ni les multiples déclarations de l’autre et respectable avocat Mustafa Bouchachi, ni les multiples voix de nos intellectuels médiatiques ( universitaires et journalistes), n’ont, selon moi, apporté de réponses satisfaisantes aux attentes urgentes du peuple qui
brûle de changer le système, de lui substituer un autre, plus équitable. Les amis de Bouchachi et Bouchachi lui-même s’imaginent déjà en position de représenter le peuple et de mener à bien, en qualité de chefs, la transition. Autre figures jeunes de l’opposition , comme Karim Tabbou, transfuge du FFS et ex-secrétaire de ce parti,

se trouve monté en épingle par ses amis politiques qui veulent en faire le chef de file de la transition. Ce nouveau et jeune « loup » de la politique aux accents staliniens (5)

Côté système, le général Ali Ghédiri, qui se dit reconnaissant et fidèle au général Toufik, persiste et signe : il se déclare candidat aux élections du 4 juillet et se voit déjà futur président de  « La deuxième République » algérienne. Alors que ce Monsieur est une créature du système que le peuple rejette en bloc, il s’obstine à se convaincre et à convaincre le peuple qu’il est l’homme idoine de la transition ! Incapable, à l’instar de certains de ses pairs, de prononcer un discours cohérent, même court, sans trébucher cent fois, le général Ghédiri se montre cependant présomptueux et arrogant. Posture insupportable qui n’a pas échappé au petit peuple …

Que faire pour que les fruits de la victoire du peuple ne soient détournés par « le système »?

Que conclure de ce qui précède ? Que le peuple, c’est-à-dire ses membres les plus actifs, les plus intelligents politiquement parlant, les plus honnêtes et les moins enclins à la compromission, se devraient de constituer en une instance nationale représentative de toutes les composantes sociales du peuple. Qui devrait avoir pour mission ultime d’élaborer elle-même les termes de la transition qu’elle juge conformes aux aspirations et aux attentes d’un peuple ulcéré par la conduite d’un régime à la fois oppressif et corrompu.

Il ne faut pas que les fruits des victoires enregistrées par le peuple depuis cette date historique du 22 février soit détournés par le gouvernement des trois B installé par Boutaflika avant sa démission involontaire, gouvernement avalisé par le général Ahmed Gaid Salah, qui continue de nous faire accroire que le transition « sereine  » ne peut se faire qu’avec ce gouvernement qui n’en est rien de moins, en vérité, que fantoche. La démission d’un B sur les trois ne change en rien à la logique du système qui se cramponne au pouvoir et à la rente.

Quelle est donc la mission prioritaire des futurs représentants du peuple ? La réponse se trouve dans la réflexion suivante de Mohammed Harbi et de Sidi Moussa, et à laquelle je souscris entièrement :

« Notre tâche prioritaire, écrivent-ils, est de tirer la leçon du soulèvement d’Octobre 1988 et d’éviter à nouveau le «détournement du fleuve», à savoir la confiscation de la souveraineté populaire qui est à l’origine de l’autoritarisme sous sa forme actuelle. Nous sommes devant une nouvelle crise du régime, mais le peuple algérien a déjà tranché. Le FLN a vécu, le 5 e mandant aussi. L’annonce du Président, ce 11 mars 2019, ne fait qu’entériner cet état de fait.

Ici et là, des alternatives politiciennes sont proposées par les démocrates au nom du changement. Mais les intérêts des classes populaires sont rarement pris en considération. Or, ce sont elles qui vivent le plus intensément l’humiliation, les abus du pouvoir et la hogra.
Sans céder à l’esprit de revanche, il nous faut prendre garde à ce que les anciens partisans du statu quo ne se rachètent pas une virginité au nom d’une transition qui renouerait insidieusement avec l’ancien régime et ses pratiques (corruption, clientélisme, prédation, etc.  (6) ».

Ce sont justement ces partisans du statu quo qui s’acharnent à garder coûte que coûte les leviers du pouvoir en utilisant pour cela toutes les ressources
machiavéliques dont ils disposent. C’est pourquoi les offres faites ici et là d’une transition « encadrée » par le système ne sont rien de moins qu’une duperie…

*Ahmed Rouadjia est professeur d’université

(1) Voir, entre autres, http://www.lequotidien-oran.com/?archive_date=2019-04-04&news=5275167;
 et https://www.lematindalgerie.com/le-hirak-algerien-en-panne-de-representation

(2) http://www.lexpressiondz.com/actualite/313872-les-partis-de-l-alliance-se-redeploient.html

(3) https://www.elwatan.com/edition/contributions/les-propositions-dahmed-mahiou-19-03-2019

(4) https://www.maghrebemergent.info/algerie-mokrane-ait-larbi-propose-5-mesures-pour-une-sortie-de-crise/

(5) Lorsqu’il débat, en réunion ou sur les plateaux de télévision, .M. Karim Tabou, élève haut et fort la voix, et le
 bras tendu au ciel, il frappe de toutes ses forces la table comme pour forcer l’attention d’un public qui serait
 distrait. Les coups, les gesticulations, et la voix haute tiennent lieu, chez lui , d’une sorte d’argument
 « massue ». C’est sa manière à lui de persuader et de convaincre le public récalcitrant.

(6) Lettre ouverte de Mohammed Harbi et Nedjib Sidi Moussa : «L’Algérie est au bord de l’éclosion»
 in https://www.elwatan.com/edition/actualite/lettre-ouverte-de-mohammed-harbi-et-nedjib-sidi-moussa-lalgerie-
 est-au-bord-de-leclosion-17-03-2019

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