search-form-close
Quel rôle pour la justice dans le mouvement populaire ?

Quel rôle pour la justice dans le mouvement populaire ?

CONTRIBUTION. « Monsieur le Président!… Dans l’histoire récente de l’Algérie et de l’Égypte, il y a beaucoup de similitudes. En 1952, les officiers libres ont destitué le roi et pris le pouvoir. C’est ce qui s’est passé aussi en Algérie lorsque l’état-major de l’Armée, a écarté le Gouvernement provisoire pour prendre le pouvoir. Sauf qu’en Égypte, les officiers libres ont trouvé une institution judiciaire qui existait déjà au temps de la monarchie, tandis qu’en Algérie, l’institution judiciaire n’a jamais existé auparavant et c’est le pouvoir issu de la crise de 1962 qui l’a fondée, il est donc difficile d’imaginer une justice indépendante du pouvoir qui l’a créée et mise en place… ».

Ces propos sont du politologue Roberts Hugh, appelé en 2010 comme témoin expert devant le tribunal de Westminster, lors de la procédure d’extradition de Khalifa Rafik Abdelmoumen, pour éclairer le juge Timothy Workman, sur la situation des droits de l’Homme en Algérie et sur les garanties présentés par le gouvernement algérien pour assurer à l’intéressé un procès équitable.

Sur le coup, j’ai trouvé ce jugement trop sévère, mais en mon for intérieur, je savais que l’expert anglais n’avait pas tout à fait tort et il n’a fait que décrire une réalité amère qui, bien qu’avec un certain nombre de mes collègues nous refusions d’admettre, s’est imposée à nous, durant toute notre carrière.

Une réalité que nous avions, chacun à sa manière, essayé de combattre, mais les efforts fournis ne pouvaient porter leurs fruits dans un environnement hostile et peu enclin au changement. Ceci dit, nous n’avons jamais cessé de dénoncer les dysfonctionnements et les dérives systémiques qui ont impacté le bon fonctionnement de la justice.

Lorsque, au cours des dernières années, le discours officiel vantait les mérites de « la réforme de la justice», je conclus un ouvrage que j’avais consacré à la relation entre la presse et la justice (Edition Dar Houma – 2012) en écrivant : « Les conditions à même de rétablir la confiance des citoyens en la justice ne sont pas encore réunies dans notre pays telles qu’elles le sont dans les pays les plus avancés dans les pratiques démocratiques. La justice, chez nous, est toujours perçue par la société comme un prolongement du pouvoir exécutif qui détient réellement le pouvoir de décision dans les différents domaines de la vie publique… ».

Mon intention n’est pas de minimiser les efforts et les sacrifices de mes collègues magistrates et magistrats, dont les prises de position en faveur du droit et de la justice, à plusieurs occasions, leur ont valu la marginalisation et l’exclusion. Mais force est de constater que notre justice a toujours souffert de ses malformations congénitales aussi bien au temps du parti unique que durant la décennie noire ou pendant la période qui l’a suivie. Elle n’a connu son âge d’or que lors de la courte période (1990-1991) consécutive à la Constitution de 1989 et des réformes subséquentes.

Pour ceux qui l’ont vécue, ce fût réellement une période exceptionnelle aussi bien pour les magistrats en tant qu’individus que pour la justice en tant qu’institution. Mais cette « éclaircie » dans l’histoire de la justice algérienne n’aurait certainement pas existé si ce n’était la pression populaire, qui a imposé aux décideurs de l’époque, la nécessité de reconnaitre à la justice une marge de liberté sans laquelle les réformes engagées n’allaient avoir aucune crédibilité vis-à-vis des citoyens et aux yeux de l’opinion internationale .

Je ne me serai jamais démarqué de l’obligation de réserve que m’impose mon statut de magistrat et d’ancien responsable au ministère de la justice, si ce n’est le contexte particulier que traverse notre pays et qui est porteur de beaucoup d’espoir pour notre nation. Ce même contexte interpelle nos consciences et notre sens du devoir et de la responsabilité.

En effet, les magistrats doivent prendre conscience du rôle important qu’ils sont appelés à jouer dans le présent et le futur de la nation. Quelle que soit l’issue de cette crise et quelles que soient les options qui en découleraient, ils sont appelés à lutter pour acquérir et préserver leur indépendance contre toutes les tentatives de manipulation et d’instrumentalisation. Il en va non seulement de l’honneur et de la dignité du corps judiciaire mais de l’intérêt de la nation toute entière.

L’indépendance de la justice et la lutte contre la corruption ont toujours constitué un leitmotiv lors des tournants décisifs que notre pays a connus depuis 1962, mais l’expérience a montré qu’à chaque fois, l’indépendance annoncée et promise n’était qu’un leurre et la lutte contre la corruption n’était, en vérité, qu’un moyen pour régler leurs comptes aux figures de l’ancien «système».

Chères collègues,

C’est un moment historique et une expérience inédite que nous vivons aujourd’hui. Pour la première fois de son histoire, le peuple algérien s’est réapproprié son pouvoir souverain pour revendiquer un nouveau « contrat social » et crier de toutes ses forces qu’il veut fonder son avenir sur de nouveaux référentiels, politiques, historiques, sociales et culturels.

Il serait irréaliste et utopique de croire, que les réponses aux attentes légitimes du peuple, tout comme une sortie de crise, se fera sans difficultés et sans sacrifices, mais l’espoir est grand d’assister à une « renaissance » de l’État algérien avec comme pilier essentiel une justice indépendante.

La faillite du système politique, l’arrogance de ses représentants et le mépris affiché envers le peuple ont certes été les facteurs déclenchant du mouvement populaire, mais réduire la crise à son seul aspect politique c’est ignorer ses causes profondes et son caractère multidimensionnel. Néanmoins, nous devons reconnaitre aussi que nous sommes face à une profonde crise de confiance dont nous sommes tous, à différents degrés, directement ou indirectement responsables.

Et c’est pour cela que nous devons tous faire preuve d’un sens aigu de la responsabilité et joindre nos efforts à la mobilisation de nos concitoyens pour œuvrer ensemble afin de défendre les valeurs de citoyenneté ; les seules à même de garantir à tous les Algériens, quelle que soient leurs appartenances idéologiques et leurs convictions personnelles, à l’instar des nations développées, de vivre ensemble et de travailler ensemble pour la prospérité de notre peuple et le progrès de notre pays.

Un signal fort est attendu des magistrats, à l’adresse de tous les acteurs politiques et sociaux. Leur engagement à revendiquer leur indépendance et à défendre l’État de droit, peut constituer le point de départ pour un renouveau de la nation. Mais ceci ne sera possible que si les magistrats fassent preuve d’unité et arrivent à mettre l’intérêt général au-dessus des intérêts contextuels et des ambitions personnels.

Chers collègues,

Mon message, destiné notamment aux jeunes magistrats, se veut un appel à la prudence à l’égard de tous ceux qui pourraient ou qui voudraient tirer profit de votre enthousiasme ou qui tenteraient de s’approprier vos mérites et vos ambitions. L’heure est à l’unité des rangs et à la conjugaison des efforts et c’est d’une seule voix que les magistrats devraient contribuer au débat sur l’avenir du pays.

L’objectif n’étant pas de défendre les intérêts de la corporation mais d’élaborer et de défendre des principes à même de prémunir la Justice, en tant que pilier de la démocratie et valeur fondamentale dans la société, contre les aléas de la politique et des compromis contextuels que ce soit dans le présent ou dans le futur.

Aussi, les propositions à formuler dans ce sens devraient être claires, constructives et à la hauteur des défis à relever. Elles devraient porter notamment sur :

– La consécration de l’indépendance du pouvoir judiciaire de dans la Constitution conformément aux principes et standards universels en la matière,

– La réorganisation du Conseil Supérieur de la Magistrature en termes de composition, organisation et prérogatives de manière à ce qu’il puisse de manière effective être le garant de l’indépendance, de la compétence professionnelle et de l’intégrité des magistrats.

– La redéfinition de la relation entre le ministère de la justice et le ministère public de manière à éviter toute « politisation » dans la mise en mouvement et la gestion de l’action publique.

– Les conditions professionnelles et matérielles à même de prémunir les magistrats contre toutes les formes de tentation, de pression et de menaces susceptibles de porter atteinte à leur impartialité et à leur intégrité.

– La mise en place de mécanismes juridiques qui permettent à la Justice d’être proche des justiciables et mieux adaptée à son environnement social et économique.

– La redéfinition de la relation entre les magistrats, le barreau et les autres auxiliaires de justice afin de la mettre au seul service de la justice et des justiciables.

La confiance en ceux qui auront à présider aux destinées de l’Algérie passe inéluctablement par le renforcement de l’indépendance de la justice, qu’il faudra impérativement doter de pouvoirs et de moyens légaux, organiques et matériels adéquats pour lutter efficacement contre l’injustice, la corruption et toutes les formes d’arbitraire. C’est une condition préalable à toute entreprise de réforme profonde et c’est aussi une condition sine qua non pour éviter de reproduire les erreurs du passé.


 

*Une contribution de Mokhtar Lakhdari, Conseiller à la Cour Suprême

  • Les derniers articles

close