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DOCUMENT – Le texte intégral de la conférence de Dominique de Villepin à Alger

DOCUMENT – Le texte intégral de la conférence de Dominique de Villepin à Alger

« Réconcilier les silences : donner sa parole pour la paix »

Conférence donnée à l’École Supérieure Algérienne des Affaires

Monsieur l’Ambassadeur, cher Xavier,

Mesdames, Messieurs,

Je suis très heureux d’être ici parmi vous, dans ce lieu exemplaire de la coopération académique et diplomatique entre l’Algérie et la France. C’est également avec grand plaisir que je reviens à Alger. Je me souviens avec émotion de ma visite ici en 2002 en tant que Ministre des Affaires Etrangères, mais surtout de celle du président Chirac l’année suivante, alors même que nos deux pays évoquaient la création de l’Ecole supérieure algérienne des Affaires où nous nous trouvons réunis.

Il y a moins de quatre mois, Emmanuel Macron a effectué son premier déplacement présidentiel à Alger pour réaffirmer la vivacité des liens entre nos deux pays et détailler un certain nombre de propositions. Je salue sa démarche, mêlant franchise, ambition et apaisement, au contact des autorités politiques et de la société civile, notamment la jeunesse. Sa volonté s’est affichée clairement : aller de l’avant sans fuir les responsabilités qui incombent à chacun. Parmi les sujets évoqués, je retiens l’importance accordée à la stabilité régionale, en particulier en Libye et au Sahel, et la nécessité de consolider les relations économiques entre la France et l’Algérie, avec la création d’un fonds d’investissement conjoint. Sur le plan historique et mémoriel, le Président s’est montré résolu à de vraies avancées, rejoignant le candidat qui, en février 2017, avait osé des mots très forts pour qualifier l’histoire de la colonisation.  

Parler avec vous de silence, le convoquer hors de la nuit ou du néant, c’est déjà atteler deux contraires en conciliant la parole et l’absence. C’est, en un sens, la vocation première de la diplomatie et de la politique : réduire les pesanteurs du renoncement ou des malentendus par le pouvoir du verbe et de l’échange. C’est là tout l’art d’ouvrir un espace de dialogue en cultivant des angles d’intimités silencieuses qui font l’énigme de tout peuple et de toute civilisation.

Le silence est un continent, avec ses reliefs et ses climats. Il n’y a pas le silence, mais des silences, avec des degrés, des intensités, des qualités, des sources infiniment diverses. C’est un continent qui s’étend et se développe, ensable les estuaires et les côtes. Se juxtaposent et s’entremêlent des silences différents.

Il y a les paroles interdites, quand le pouvoir impose sa seule parole – qu’on songe au silence de terreur qu’affrontait, avec de frêles mots, Ossip Mandelstam dans Tristia :

Dans le tonneau, l’étoile fond comme du sel
Et l’eau glacée se fait plus noire,
Plus pure la mort, plus salé le malheur,
Et la terre plus vraie et redoutable.

Il y a la parole perdue face au traumatisme du choc. C’est Adorno au lendemain de la guerre, qui nous dit qu’« écrire un poème après Auschwitz est barbare. ». Aujourd’hui même, face au risque nucléaire ou des attaques chimiques, le silence horrifié des uns ne cède qu’aux vitupérations des autres.

Il y a les paroles impossibles, tant on ne parvient plus à démêler les fils de son histoire ou de ses sentiments, incapable d’extraire du silence une vérité, s’efforçant sans cesse mais ramenant toujours des filets vides. C’est le silence de Pasternak lors d’une conférence à Moscou alors que s’abattait la répression avec les grands procès, silence uniquement brisé par la récitation du sonnet « XXXII » de Shakespeare.

Il y a les « paroles gelées », comme celles du Quart Livre de Rabelais, qui restent longtemps enfermés dans la glace, avant d’être ramenées subitement à la vie dans la chaleur du présent.  Ces paroles gelées, celles d’une langue appauvrie par l’usage et assenée par habitude, ce sont les instruments du statu quo, d’une résignation collective face aux risques de guerres.

Sous ces silences, se retrouvent toujours les mêmes passions : la honte, la peur, la colère. Je crois que toute parole vraie est une parole arrachée au silence, quand le bavardage, le vacarme à tue-tête ne servent qu’à couvrir le néant : néant d’idées, de visions, néant d’initiatives. J’ai consacré une part importante de ma vie à la parole, à la parole politique, à la parole littéraire, à la parole cherchant à faire surgir l’histoire parce que je croyais à cette nécessité d’arracher la parole au silence. 

Près de 200 ans après la conquête, plus de 50 ans après l’indépendance, et 20 ans après la guerre civile, où mieux qu’en Algérie peut-on prendre la mesure du poids de ces silences ? Où veut-on voir émerger avec autant de force le désir d’une parole libérée, d’histoires réconciliées, d’un récit apaisé ?

Pourtant, le spectre de la guerre hante toujours nos esprits, en Algérie, en France et ailleurs : partout le fleuve de la violence semble suivre son cours, et nous piéger dans ses redoutables rapides. Car pour réconcilier les silences, il faut déjà pouvoir s’affranchir du silence, et donc se libérer de la spirale des violences qui le provoquent et le nourrissent. C’est un cheminement aussi bien collectif que personnel, aussi difficile soit-il. Voilà l’enjeu pour chacun de nous aujourd’hui, pour pouvoir imaginer un avenir en commun.

  • Nous sommes plus que jamais rongés par le poison de la violence

Cette violence est l’héritière d’un monde inégal

  • La colonisation a introduit un vice originel et un déséquilibre dans les relations entre les peuples, marquées d’emblée par le sceau de l’inégalité.
    • Parce qu’elle a été violente et a partout instauré un rapport de domination, la colonisation a assigné des populations au silence.
      • Un silence face au choc de la conquête. C’est la parole perdue des amérindiens face à l’effondrement de leur monde provoqué par l’arrivée des Espagnols et Portugais. Une parole qui met du temps à être retrouvée, portée par les figures du métissage comme celle de l’écrivain Garcilaso de la Vega, fils d’une ancienne princesse inca et d’un conquistador espagnol.
      • Un silence imposé par crainte du pouvoir, qui dépossède les populations colonisées de leurs terres, de leur dignité, voire de leur nom, comme ce fut le cas pour certains paysans algériens.
    • Ce monde est un monde hérité de l’ère coloniale, dont nous portons toujours les stigmates.
      • Un monde de frontières héritées, avec les conséquences que cela peut avoir sur le Moyen-Orient ou sur l’Afrique d’aujourd’hui.
      • Un monde qui a tellement intériorisé la violence des anciennes pratiques coloniales – ségrégation raciale et spatiale, maintien de l’ordre militarisé, état d’urgence – qu’il les reproduit au grand jour au sein de nos sociétés contemporaines.
  • Par essence, la domination coloniale a créé un fossé entre la France et l’Algérie, qu’il est à présent difficile de combler. Car depuis 1830, cette relation est tissée d’ambiguïtés, faite d’occasions manquées, de rapprochements avortés et de bifurcations.
    • Il y a eu cette première tentative d’intégration avec Napoléon III et le rêve d’un « royaume arabe » égalitaire, à la colonisation limitée, et placé sous la protection de l’Empire français.
    • Il y eut les tentatives de la loi Jonnart en 1919, qui visait à améliorer l’assimilation des populations algériennes et à reconnaître la dette de sang de la France à l’égard des 170 000 Algériens mobilisés au cours de la Grande Guerre.
    • Il y eut également 1936 et le projet Blum-Violette, qui souhaitait accorder la pleine citoyenneté à une élite algérienne triée sur le volet.
    • Il y eut enfin les ordonnances de 1945 et la constitution de 1946 qui amendèrent fortement le code de l’indigénat et ouvrirent l’accès à la citoyenneté française.
    • C’est pourtant l’histoire d’une union impossible, car inégale dès l’origine.
      • Comment imaginer qu’une histoire d’amour puisse résulter de l’exercice de la violence ? Dès le départ, l’union entre la France et l’Algérie avait tout d’un mariage forcé.
      • Ne nous faisons pas d’illusions, les résistances aux tentatives de rapprochement et d’unification ont été profondes et se sont imposées sans grande difficulté.  
      • Des résistances qui contribuent au désespoir de Camus, déjà sensible lors de son appel à la trêve de 1956 : « Pour n’avoir pas su vivre ensemble, deux populations, à la fois semblables et différentes, mais également respectables, se condamnent à mourir ensemble, la rage au cœur. » Ce désespoir se mue bientôt en un silence définitif, l’écrivain décidant ensuite de ne plus s’exprimer sur le sujet. Un silence qui le sépare de Jean Sénac, cet alter ego qui prenait lui le parti de soutenir l’indépendance. Un silence qui lui a longtemps fermé les cœurs en Algérie même si son amour brûlant pour sa terre natale finit par être reconnu de tous.
  • Cette violence résulte d’un usage de la force qui réduit partout ce monde au silence
  • Il faut mesurer à quel point la violence de la guerre nous condamne au mutisme
    • Si tant de combattants gardent le silence c’est que partout la guerre a marqué à vif ces hommes rentrés du front, depuis le poilu des tranchées du Chemin des Dames, au combattant syrien luttant pour la défense des siens face aux violences de Daech, en passant par le soldat du Viet Cong faisant face au déluge de feu des bombardements au napalm. C’est un silence qui dit le traumatisme de la guerre et l’impossibilité d’en parler une fois les siens retrouvés.
      • C’est le silence des moudjahidines algériens tournés vers l’indépendance et les enjeux de reconstruction politique ;
      • C’est le silence des appelés français, confrontés à leur retour à une société française pressée de passer à autre chose et qui souhaite oublier un drame vécu loin de la Métropole.
    • Un silence prolongé par celui des contemporains, marqués par les défaites et l’effondrement physique et moral d’un monde laissé à la dérive.
      • C’est le silence de la France lors de la débâcle de 1940, celui des deux Allemagnes après 1945, le silence de la Russie après 1989.
      • C’est le silence enfoui et la mémoire refoulée des rapatriés, pieds noirs et harkis, plongés dans une « nostalgérie » durable ;
      • C’est aussi le silence des années 1990 et de la guerre civile : je sais combien l’immobilisme pétrifié de la communauté internationale a blessé l’Algérie. Je sais aussi combien le silence de la France a suscité de défiance et parfois de colère. Près de vingt ans après la « décennie noire », nous ressentons encore le poids du désarroi et de l’incompréhension devant l’ampleur d’un drame qui reste pour nous tous indicible.
    • Ce silence se transmet de génération en génération : le silence des pères devient le tabou des fils. Il se transmet également aux épouses, qui en deviennent les gardiennes tacites, par respect pour la douleur des époux.
  • Malheureusement, nous voyons aujourd’hui la violence prospérer dans le terreau des résignations unanimes, en particulier au Moyen-Orient.
    • La violence politique y est devenue la norme.
      • Le terrorisme a su prospérer dans les zones grises du Moyen-Orient éclaté, aussi bien en Irak qu’en Syrie, au Yémen, dans le Sinaï, en Libye et au Nord du Sahel.
      • Les assassinats politiques ont marqué le monde arabe au cours des dernières décennies, depuis celui d’Anouar el-Sadate à celui de Rafik Hariri, sans oublier Kamal Joumblatt, Tahar Djaout, Lâadi Flici et bien d’autres.
      • La rhétorique guerrière s’est considérablement renforcée dans les discours des dirigeants de la région. Il suffit pour s’en convaincre de relever la virulence des paroles d’un Recep Tayip Erdogan, ou l’aventurisme affleurant des propos d’un Mohammed Ben Salmane.
      • L’islamisme politique est le seul rescapé du grand naufrage des idéologies politiques susceptibles de forger l’unité du monde arabe que furent le panarabisme, le socialisme, ou le baasisme, réduites au silence face au raidissement des régimes autoritaires et aux soubresauts des nationalismes.
    • La région est plongée dans le silence assourdissant de la guerre, et dans une spirale infernale qui voit ses Etats imploser ou se recroqueviller les uns après les autres.
      • La guerre y accentue l’épidémie d’Etats faillis, aussi bien en Syrie, qu’en Libye, en Irak, et au Yémen.
      • La doctrine interventionniste y a fait des émules, comme le montre la guerre en cours au Yémen.
      • La rivalité géopolitique qui se joue entre l’Iran et l’Arabie Saoudite constitue une nouvelle Guerre froide, instrumentalisant les tensions confessionnelles et augmentant sensiblement le risque de confrontations à grande échelle.
      • Or, au risque de le répéter encore et encore, la guerre ne fait qu’ajouter à la guerre, et les interventions militaires à outrance ne peuvent être une réponse satisfaisante. Nous devons pouvoir compter sur l’Algérie dans le refus de cet appel systématique aux armes, ce pays ayant toujours défendu la non-ingérence et rejeté l’interventionnisme.
  • Cette violence, c’est celle que nous devons refuser aujourd’hui. Alors que se multiplient depuis ces dernières années les guerres et les interventions militaires à travers le monde, nous n’avons toujours pas tiré les leçons du passé.
    • Parce qu’elles tuent des civils, déstabilisent des sociétés et finissent toujours par être perçues comme une invasion, ces interventions ne peuvent manquer de s’attirer l’hostilité des populations locales. Ce fut le cas hier au Vietnam, aujourd’hui en Afghanistan, en Irak, au Mali et en Centrafrique.
    • L’interventionnisme a toujours nourri une logique de radicalisation des populations qui se replient alors sur des valeurs traditionnelles essentialisées. Ceci n’est pas une nouvelle donne, mais une constante dans l’histoire.
      • Qu’on songe aux Druzes libanais face aux soldats de l’Empire ottoman, aux Carlistes espagnols et aux Sanfédistes italiens face aux armées napoléoniennes, tous ont en commun une forme de repli identitaire et religieux érigé en rempart contre l’invasion étrangère.
      • Une logique similaire anime aujourd’hui les zones dévastées par l’interventionnisme militaire, et prend l’islam en otage face à ce qui est perçu comme une agression contre les valeurs fondamentales des sociétés musulmanes. L’islam radical a ainsi pu s’imposer comme une idéologie de résistance et de combat, au détriment des populations locales.
  • En forgeant un monde d’humiliés, nous avons trahi nos principes  
  • Avec la colonisation, nous avons trahi nos valeurs.
    • En refusant d’accorder aux populations coloniales les mêmes droits qu’aux populations de métropole, nous leur avons dénié leur pleine qualité d’homme, et nous avons ouvert la porte du ressentiment et de l’humiliation en même temps que nous refermions celle de l’espoir.
    • Nous avons trahi les valeurs humanistes que nous étions censés porter, faisant de cette histoire un véritable crime.
    • Nous avons également trahi et dévoyé la langue, en faisant du français une langue de la domination. Un sentiment d’humiliation dont se libère Kateb Yacine en choisissant d’écrire en français, en faisant de la langue du colonisateur un « butin de guerre », à partir duquel repenser l’identité algérienne contemporaine.
  • Ce monde d’humiliés est aussi celui des nations sorties du silence : la Russie et la Chine.
    • La Russie a nourri un sentiment profond d’humiliation à partir de 1989, face à l’écroulement politique de son empire historique, un repli économique diminuant d’un quart sa richesse nationale, et un déclin démographique faisant douter de l’avenir.
      • La violence de cet effondrement a été puissamment exhumée par les écrivains de la colère que sont Edouard Limonov ou Zakha Prilepin, dont les écrits disent le désespoir d’une jeunesse sans repères et en proie à la violence et à la haine du monde.
      • Le retour en force de la Russie sur la scène internationale doit donc se lire à l’aune de ce passé proche et d’un ressentiment brandi en étendard jusqu’aux enceintes de l’ONU.
    • En Chine, le souvenir de la colonisation est également encore très présent ; le « siècle d’humiliation » a débuté avec l’intervention des Européens et du Japon dans le pays en 1839 et ne s’est achevé que par la victoire communiste de 1949.
      • Il a laissé des traces indélébiles dans la mentalité des dirigeants politiques chinois, très soucieux de ce qui touche à la souveraineté nationale de leur pays et de toute tentative d’ingérence internationale.
      • Des traces que l’art contemporain chinois cherche à exorciser en exprimant une voie singulière, renouant avec le souvenir et les traditions historiques pour mieux les confronter à la modernité et la démarche abstraite : les toiles de Yan Pei-Ming nous disent beaucoup de cette imbrication des temps et des cultures au profit d’une réappropriation chinoise de la création artistique.

Matrices d’un monde ébranlé et de ses blessures, l’inégalité, la force et l’humiliation nous ont conduit à une impasse. Aux silences marqués par le fer rouge de la violence, nous devons opposer la parole, la seule qui soit capable de nous montrer le chemin de la paix et de la réconciliation.

  • Brisons les silences, sans quoi nous n’entrerons jamais dans le temps des pardons
  • Briser les silences, cela commence par prendre la parole, pour refuser la guerre et ses violences
  • C’est d’abord parler pour dire non.
    • En diplomatie comme ailleurs, il faut parfois savoir élever la voix pour se faire entendre et prendre le parti de la paix. Lorsque je me suis exprimé au nom de la France en 2003 contre l’intervention américaine en Irak, c’était d’abord pour briser l’unanimisme des silences sur la question des inspections et l’assentiment tacite à la guerre. Nous n’avons pas empêché la guerre, mais nous avons évité que l’ensemble du monde ne l’endosse.
    • Ce refus de la guerre doit être un combat collectif, mené au nom des morts pour les vivants qui viendront après nous.
    • La parole qui dit non n’est pas l’apanage du politique. Elle appartient à chacun d’entre nous.
      • C’est la parole d’André Mandouze, qui en raison de ses convictions chrétiennes et de son attachement à une Algérie perçue comme la terre de mission de Saint Augustin, s’élève avec d’autres contre l’usage de la torture et milite pour l’indépendance de l’Algérie, jusqu’à se retrouver incarcéré.
      • Alors que René Char fait le choix de l’absence de parole, du silence poétique en ne publiant rien sous l’Occupation, pour privilégier l’action et l’engagement des armes, Césaire fait le choix de poursuivre le combat par l’écriture. Grâce à sa revue Tropiques, il peut crier son « Nous sommes de ceux qui disent non à l’ombre ». Il refuse le fascisme et le règne de la terreur grâce à ces « armes miraculeuses » que sont les mots, devenus des étendards de la liberté et des valeurs humanistes, un bouclier contre la peur.
  • C’est parler pour la défense d’une idée qui est une conviction : la paix.
    • Cette conviction intime, c’est la nécessité du dialogue pour y parvenir. Une conviction portée par des hommes de paix, porte-paroles de la non-violence et du désarmement des cœurs : Mahatma Gandhi, Martin Luther King, Nelson Mandela. Ils nous ont montré la voie et ont légué à l’ensemble de l’humanité un devoir de poursuivre ce qu’ils ont initié.
    • Parler, c’est entrouvrir la porte de la réconciliation et prendre la responsabilité de la paix.
      • Après 1945, la France a su éviter de répéter les erreurs passées et faire le choix de la réconciliation avec l’Allemagne, en lui donnant un rôle majeur dans la construction d’une Europe naissante et en érigeant le couple franco-allemand comme un symbole de paix au sein de l’Union Européenne.
      • Ce choix de responsabilité, c’est aussi celui du président Dos Santos en Colombie, face à la rébellion des FARC et les 200 000 morts provoquées par le conflit. En choisissant comme lieu de négociations Cuba, mère des révolutions d’Amérique Latine et soutien de la guérilla, il a fait preuve de courage politique et accordé au dialogue une valeur supérieure.
  • Algériens et Français, nous devons regarder les choses en face, pour pouvoir rêver d’une relation apaisée qui soit à la hauteur de notre histoire
  • Un silence sépare toujours nos peuples et nos mémoires.
    • Les silences de la guerre d’indépendance ont hanté nos mémoires respectives car ils ont inscrit jusque dans nos chairs la violence de la séparation.  Ne nous voilons pas la face, nous en souffrons toujours.
      • Le désespoir d’une génération face à l’incompréhension de ce qui a eu lieu a fortement influencé l’émergence de partis politiques extrémistes dans chacun de nos deux pays.  
      • L’hypertrophie de la mémoire a également fait de la guerre un souvenir si lourd et si visible qu’il en devient presque impossible de l’apaiser et de le penser. Elle est comme les souvenirs de Funès, personnage d’une nouvelle de Borges, qui le privent de toute capacité de penser, tant sa mémoire s’en trouve encombrée.
      • Les tabous nous séparent. De la difficulté à nommer la guerre par son nom lors de son déclenchement, quand on parlait encore des « événements d’Algérie », jusqu’à son instrumentalisation récurrente et son cloisonnement dans la « guerre des mémoires » qui a nourri la profonde réflexion de Benjamin Stora.
        • Instrumentalisations en France dans la virulence des débats de société autour de l’immigration algérienne, du bienfondé de la colonisation ou de la querelle des responsabilités.
        • Instrumentalisations en Algérie aussi, dans les conflits livrés pour s’emparer de la légitimité révolutionnaire et dans le rapport à la France depuis l’indépendance.
    • Notre relation actuelle est encore faite de silences, alors que nos deux pays continuent de se regarder en chien de faïence. La France et l’Algérie entretiennent des rapports complexes et passionnels, faite de déchirements et de rapprochements, qui confortent la formule célèbre de Boumediene : « les relations entre la France et l’Algérie peuvent être bonnes ou mauvaises, en aucun cas elles ne peuvent être banales. »
  • La Méditerranée est pourtant cet étrange miroir où la France et l’Algérie peuvent contempler leurs reflets.
    • Car voilà deux pays qui partagent de nombreux points communs : un même amour des procédures administratives complexes, une vision partagée de l’Etat providence et de son rôle de protection sociale, un même amour de la Mare nostrum.
    • Mais ce miroir est un miroir brisé, le lieu de failles identitaires et de blessures profondes. Aujourd’hui, nous devons opposer un message de paix à ceux qui prétendent prendre en otage notre histoire commune. Si la sortie du silence et de la dénégation a été amorcée au début des années 2000 avec la publication depuis de nombreux travaux de recherche, il reste à œuvrer pour le difficile travail de la réconciliation et à éviter l’écueil de la tempête identitaire et ses conséquences mortifères.
  • Nous commençons tout juste à sortir de cette logique d’enfermement dans un mutisme collectif.
    • L’heure est à l’apaisement sur la colonisation. Apaisement d’une mémoire prête à reconnaître les crimes commis, comme l’a fait ici-même Emmanuel Macron lorsqu’il était encore candidat et comme l’a fait François Hollande avant lui, en offrant une reconnaissance publique nécessaire aux victimes du 17 octobre 1961, tout autant qu’à celles de Sétif en août 1945.
    • Nous le devons aux générations nouvelles et futures, qui n’ont pas à porter le poids de cette « guerre des mémoires » qui doit à son tour s’achever pour laisser place à l’apaisement. Car il faut se souvenir des paroles d’Assia Djébar :

« Un pays sans mémoire est une femme sans miroir
Belle mais qui ne le saurait pas
Un homme qui cherche dans le noir
Aveugle et qui ne le croit pas ».

Car voilà, il n’est pas vrai que les silences guérissent les silences ni que l’oubli vaut réconciliation. Il n’y a que la parole qui guérisse et qui ouvre la possibilité du pardon. Je le dis en diplomate, en homme au long parcours politique, avec la conviction que cette parole doit être précisément une parole politique.

  • Nous ne sortirons des silences qu’en agissant ensemble, côte à côte
  • Pour cela nous devons d’abord faire émerger une parole partagée
  • Réconcilier les silences, c’est aller au bout de ce qu’il y a à se dire. C’est tout d’abord donner la parole aux témoins, et ainsi, à l’Histoire. Aujourd’hui nous n’avons pas besoin de bavardages ou de mots creux sur la mémoire coloniale, nous avons besoin de paroles claires et fortes, qui aient un sens plus de cinquante ans après le face-à-face :
    • Peut-être cela suppose-t-il de se doter d’une institution pour accueillir les témoignages d’une génération qui est train de disparaître et d’emporter avec elle la part vivante de cette mémoire. C’est promouvoir une histoire orale de l’Algérie. Une histoire racontée à nouveau dans sa continuité.
    • La réconciliation des peuples passe elle aussi, près de six décennies après l’Indépendance, par un dialogue sincère, sans nostalgie amère ou équivoque, avec cette terre où sont nés tant d’hommes et de femmes aux histoires différentes : le temps est peut-être venu d’œuvrer à la réconciliation des Algériens, des harkis et des pieds noirs par des gestes ambitieux. Emmanuel Macron l’a dit lors de son passage à Alger : ce sont tant de natifs d’avant 1962 qui continuent d’aimer l’Algérie et souhaiteraient s’y rendre, peut-être une dernière fois, avant que leur génération ne s’efface à jamais. Un geste de l’Algérie sur la levée d’obligation de visas pour ces personnes n’en aurait que plus de poids.
    • Cela suppose enfin une « justice des archives » partageant les archives algériennes entre Paris et Alger. Là encore, un pas important a été franchi avec l’annonce de la remise d’une copie des archives coloniales aux autorités algériennes. Dans le même esprit d’apaisement mémoriel, je salue également la décision du Président de la République d’accéder à la demande d’intellectuels de nos deux pays, en restituant les crânes de combattants algériens du XIXe siècle, tués par les troupes coloniales, et conservés jusqu’à aujourd’hui par le Musée de l’Homme. L’Histoire est là pour nous épauler dans ce processus de réconciliation mais il appartient à la politique d’accomplir les gestes symboliques nécessaires. Un geste fort comme celui-ci serait une démonstration de bonne volonté à même d’agréger les désirs communs d’écriture de cette histoire partagée.
  • Faire naître une parole partagée, c’est laisser place au dialogue et ouvrir la voie à d’autres réconciliations.
    • Le défi de la réconciliation, c’est celui qui se pose dans l’ensemble du Moyen-Orient.
      • Réconciliation entre Israël et la Palestine, sans laquelle aucune stabilité ne saurait voir le jour au Moyen-Orient. Ceci suppose une main tendue de la part du plus fort vers le plus faible, dans un esprit de responsabilité de la part des autorités israéliennes et de prise de risque politique. Une telle paix asymétrique reposerait sur la solution à deux Etats, la seule susceptible d’être une base de discussion acceptable par tous. Ceci ne pourra se faire sans une plus forte implication de la communauté internationale, notamment des pays de la région, pour fournir aux Israéliens et aux Palestiniens des garanties de sécurité crédibles. Il est temps que les « passants parmi les paroles passagères » de Mahmoud Darwich deviennent les messagers de paix.
      • Réconciliation intercommunautaire alors que les luttes de pouvoir ont sciemment joué des divisions confessionnelles dans l’ensemble du Moyen-Orient :
  • En Syrie, d’abord, déchiré par un conflit qui a fait plus de 350 000 morts, il convient de privilégier un dialogue régional intégrant la Russie et l’Iran aux côtés des puissances occidentales et du processus de Genève. La stabilisation du pays ne se passera pas d’une réflexion ambitieuse et concertée sur la transition du régime et la création pérenne de garanties politiques et confessionnelles pour les minorités.
  • En Irak, au Yémen ou en Libye, des questions semblables se posent : comment bâtir un Etat stable et engager un processus de réconciliation au lendemain de guerres.  
      • Pour l’Algérie, le défi de la réconciliation est triple : réconciliation avec elle-même, avec la France et avec le Maroc.
    • L’heure est donc au retour de la parole algérienne, à la sortie progressive du silence :
      • Il n’appartient qu’aux Algériens de prendre leur destin en main et de relever ces défis. L’Algérie a son rôle à jouer, notamment en tant que puissance stabilisatrice. Elle l’a prouvé en Afrique, en particulier au Mali, via son implication dans la signature des Accords d’Alger de 2015, dont le suivi doit néanmoins être renforcé.
      • Mais il faut que la voix de l’Algérie, cette voix singulière du refus de la guerre et du refus de l’ingérence, porte de nouveau dans le monde arabe. On a besoin d’entendre l’Algérie sur la Libye, sur le Yémen mais aussi sur la question syrienne : aujourd’hui et demain, son expérience pourrait être primordiale, elle qui a su surmonter les épreuves d’une nation et d’un tissu social déchirés par la guerre civile.
      • La relance de l’Union pour le Maghreb Arabe pourrait constituer un axe central, alors que le manque à gagner pour les pays du Maghreb du fait de l’absence d’union économique est estimé à au moins deux milliards de dollars par an pour la région. L’Algérie et le Maroc en sont le noyau naturel et le moteur indispensable. Aujourd’hui, un nouvel esprit de coopération pourrait s’articuler autour de grands projets ou de grands pôles, en matière d’infrastructures, de santé ou d’éducation.
  • Agir ensemble, c’est également promouvoir une culture partagée
  • Français et Algériens, nous partageons plus qu’un terrain d’entente, une terre commune dans le monde de Babel : ce bien commun, bien sûr, c’est la langue. Assumer notre francophonie en partage, voilà un défi central si l’on souhaite rapprocher, unir ou dissocier nos paroles respectives.
    • Cette nécessité de s’approprier la langue conduit Amadou Kourouma, à concilier le malinké et le français, pour pouvoir africaniser la langue et écrire ce que le français serait incapable de traduire.
    • Des écrivains comme Mohamed Dib, Tahar Djaout, Kamel Daoud portent ce double héritage en eux, l’ont font vivre et continuent de l’honorer à travers leurs écrits.
    • Nous sommes deux pays de culture, avec un même amour de la littérature, un même amour de l’art, et nous savons que la culture est un message de paix. La diffusion de ce message et de cet amour partagés repose donc sur nos efforts communs, et doit nous engager à la promotion de la culture à travers le monde, là où nos voix peuvent porter.
  • Car la parole n’est pas seulement l’affaire du langage, parler avec d’autres instruments que les mots est possible : l’art est une parole qui guérit.
    • C’est ce que nous a légué un poète comme Paul Celan, qui choisit de questionner en allemand, par la langue du bourreau, l’absence et les silences des êtres chers disparus. Il interroge la sourde violence d’un monde dans lequel le poète s’est égaré, et parle pour tenter de retrouver de la hauteur. Cette langue allemande, elle est indispensable au poète qui cherche avant tout à trouver la paix intérieure face à l’immensité du silence laissé par les morts et le vide qui l’habite. C’est une voix qui dit l’espoir et la fraternité face au silence, qui donne Confiance :

« Il y aura un cil, tourné vers le dedans de la roche, durci à l’acier du non-pleuré, le plus fin de tous les fuseaux

Il fait devant vous son ouvrage, comme si parce que la pierre existe, il y avait encore des frères. »

    • L’art est une prise de parole, ce que nous rappelle le travail d’Adel Abdessemed. Personnellement marqué par l’expérience de la guerre civile, il en a rapidement dépassé le simple cadre pour interroger la violence non seulement dans l’Histoire mais aussi dans l’immédiateté de notre monde contemporain. Qu’il convoque, dans une de ses œuvres, ce boat people chargé de sacs-poubelle, et surgit alors toute la violence et le désespoir qui pèsent sur les réfugiés qui traversent la Méditerranée.
    • Un silence qui conduit les peintres du Signe, consacrés par Jean Sénac, à ériger l’art comme la seule forme de parole valable, et le signe comme sauveur d’un monde en proie au naufrage du sens, annonciateur d’une parole à venir.
  • Agir côte à côte, c’est enfin se mesurer aux défis qui engagent notre responsabilité commune
  • Et notre première responsabilité collective, c’est celle d’agir face au terrorisme.
    • L’Algérie est aujourd’hui un partenaire essentiel pour lutter contre ce fléau dont l’ampleur est globale. Rappelons que les cinq membres du Conseil de Sécurité ont tous été frappés par un terrorisme qui cible avant tout les musulmans de l’ensemble du monde.
    • Cela demande des moyens considérables, à la fois humains et politiques :
      • La coordination des forces du renseignement, des forces spéciales, des forces de réaction rapide et des forces de police.
      • Cela exige également une plus grande coopération à l’échelle internationale, qui sache dépasser les clivages. Une véritable structure mondiale de lutte contre le terrorisme paraît indispensable, mobilisant la Russie et des Etats-Unis, avec l’horizon d’y intégrer la Chine et l’Inde et facilitant à la fois le partage d’informations et l’interopérabilité. Mais, là encore, c’est l’impuissance de dire qui compromet la mobilisation. Les divisions de la communauté internationale sur la définition du terrorisme continuent d’obstruer l’émergence d’une action collective efficace.
    • A l’heure où Daech perd sa dimension territoriale, ne sous-estimons pas la résilience d’une organisation qui demeure capable d’essaimer et de frapper encore. La plus grande erreur que nous puissions faire serait de baisser la garde. Trois axes prioritaires de la lutte pourraient être retenus :
      • La priorité donnée au renseignement intérieur en amont, afin de repérer et cibler le danger avec davantage d’acuité.
      • La destruction des bases opérationnelles sur le terrain pour éviter le développement de toute emprise territoriale.
      • L’assèchement des moyens de financement, de propagande et de communication des organisations terroristes.
  • Le second sujet qui nécessite un engagement fort, c’est d’un monde arabe qui retrouve une unité. Un monde arabe divisé est un monde arabe faible, incapable de peser dans le monde et de faire valoir sa vision positive et résolument moderne de l’islam et de ses valeurs.
    • Parce que la coopération économique constitue l’un des meilleurs remparts face à la guerre, il faut pouvoir envisager un projet de développement susceptible de renforcer l’unité arabe, par la mise en commun d’intérêts partagés :
      • Hausse du commerce par abaissement de barrières douanières parmi les plus élevées du monde ;
      • Investissements stimulés par les bénéfices engendrés ;
      • Mutualisation des approvisionnements et des coûts de développement ;
      • Une union économique serait également source de rééquilibrage avec les autres ensembles économiques mondiaux.
    • C’est dans cette optique que je défends l’idée – irréaliste pour beaucoup, je le sais bien – de créer une CECA du pétrole et du gaz, réunissant notamment l’Iran et l’Arabie Saoudite autour d’intérêts économiques communs. L’Union Européenne, projet utopique s’il en est, fut précisément fondée à partir de ce modèle promu par la Communauté économique du charbon et de l’acier. Une telle initiative a besoin de moteurs. Or sa réalisation, ayons le à l’esprit, serait incontestablement le point de départ d’une paix durable dans la région.
  • Notre dernière responsabilité collective, c’est d’agir contre l’injustice et la pauvreté, terreaux de fermentation des violences, à l’heure même où 1 % de la population la plus aisée des cinq continents possède plus de 50 % de la richesse mondiale. Ceci nécessite de parier sur l’emploi, l’activité économique et l’inclusion sociale pour renforcer la cohésion et la paix des peuples. Donnons-nous les moyens de travailler à un grand projet de partenariat entre l’Europe, le Maghreb et l’Afrique, partenariat à la fois politique, économique et culturel entre les deux rives de la Méditerranée, dont l’Algérie serait nécessairement un pays pivot.
    • Ce serait l’opportunité de surmonter le passé colonial douloureux et de rassembler nos forces face à des défis communs : crises de sécurité, crise des réfugiés, crise de croissance, défi environnemental.
    • Cela impliquerait la construction d’infrastructures transnationales, l’encouragement de la diversification économique des pays partenaires, et le dialogue interculturel.
    • Si l’on peut se féliciter de la vitalité du Dialogue 5+5, ce pourrait être néanmoins l’occasion de désamorcer les tensions au Sahara occidental, en créant un forum resserré de type 2+2 réunissant Algérie et Maroc d’un côté, France et Espagne de l’autre. Sans quoi l’enracinement d’un conflit politique pourrait laisser le champ libre à la radicalisation d’une nouvelle génération sahraouie ayant grandi dans les camps de réfugiés, ce qui constituerait à terme un risque terroriste accru au niveau régional.

Mesdames, Messieurs,

Les silences nous tuent à petit feu. Ils augmentent ce qui nous sépare et amoindrissent ce qui nous lie. Ils nous tendent un piège : celui d’exacerber nos différences. Agir pour éviter l’écueil de la confrontation, de l’exclusion et de la violence nécessite dès lors que nous soyons tous à la hauteur, chacun d’entre nous.

  • Cela suppose de relever l’immense défi de la consolidation des Etats, piliers fragiles de la stabilité, en renforçant les administrations, le développement des institutions et du droit.
  • Cela suppose également de mettre en évidence et de renforcer ce qui nous rapproche, à commencer par la culture. C’est bien parce que l’enjeu du silence et de la parole est au cœur de nos existences, qu’il revient à l’art d’en guérir les blessures et d’en affronter les démons.
  • Cela suppose enfin de briser partout les silences, pour leur préférer le pouvoir de la parole.
    • Réconcilier les silences, c’est donc faire entendre la parole qui guérit. Car la parole est à la fois un refuge pour les exilés, un remède contre les blessures passées et le fil ténu qui empêche la rupture entre des pôles contraires. Elle est notre lien le plus profond, notre bien le plus précieux.
    • Dans sa quête de concilier l’arabe et le français, Vénus Khoury-Ghata nous a appris que « Les mots étaient des loups » : je crois que le temps est venu de les apprivoiser.
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