Le Pr Kamel Senhadji est le directeur général de l’Agence nationale de sécurité sanitaire. Dans cet entretien à TSA, il revient sur les préparatifs en Algérie et dans d’autres pays comme le Maroc, pour la campagne de vaccination contre la Covid-19…
Vous avez déclaré que l’Algérie aura le vaccin contre le coronavirus dans un mois. Est-ce vrai ?
Pr. Senhadji, directeur de l’Agence nationale de sécurité sanitaire : Ce n’est pas du tout vrai. Je n’ai jamais déclaré ce genre d’affirmation. Nous sommes attelés actuellement avec le secteur de la santé pour pouvoir aller vite et trouver le bon vaccin, celui qui est le plus avancé, comment l’acquérir, comment l’acheminer, etc. Ça fait beaucoup de choses. Dans ce contexte, ce n’est pas possible que ce soit disponible dans un mois. En plus, les laboratoires qui font des propositions de candidats vaccins n’ont même pas encore publié dans les revues scientifiques de renom les résultats des essais cliniques de leurs vaccins. Comme il y a une course commerciale, ces laboratoires font un peu de la rétention avant de donner les résultats car ils ne sont pas tous prêts.
« C’est donc une affaire qui va se passer dans le courant du semestre prochain, si ce n’est pas plus »
Actuellement, nous attendons que soient publiés ces résultats scientifiques dans les grandes revues de renom. Car ce qui se passe actuellement, c’est qu’il n’y a que les laboratoires fabriquant les vaccins qui communiquent et qui naturellement disent que leur vaccin est le meilleur. Ça, on ne peut pas le prendre comme argent comptant. Les résultats publiés sur les revues scientifiques permettront au comité scientifique et à la Task force que le Premier ministre a mis en place de nous diriger vers un choix de vaccin.
Sans publication dans les revues scientifiques, ce n’est pas possible de choisir et on ne peut rien dire. Je ne peux donc pas dire un mois ou deux ou trois ou six mois. Je n’en sais rien. On espère que ces résultats seront connus le plus tôt possible et à partir de ce moment-là, nous aiderons le gouvernement à faire son choix avec des arguments scientifiques pour pouvoir l’orienter et lui donner les possibilités de vaccin qui peuvent être utilisés chez nous. C’est donc une affaire qui va se passer dans le courant du semestre prochain, si ce n’est pas plus.
L’Algérie a-t-elle les moyens d’acheminer et stocker un vaccin anti-Covid ?
Il y a toute une variété de vaccins. Certains sont très fragiles, comme le vaccin ARN de celui de Pfizer par exemple qui nécessite un stockage à -80°. D’autres sont un peu moins fragiles, comme celui de Moderna qui doit être stocké à -20° soit les congélateurs qu’on trouve dans les domiciles. Celui d’AstraZeneca nécessite un stockage encore moins contraignant… Toujours est-il, même si notre choix sera porté sur un vaccin qui nécessite des températures très basses telles que -80°, les pouvoirs publics trouveront les moyens de prendre en charge la logistique lourde.
« Au Maroc, ils ont « parié au casino » »
Comment se fait-il que certains pays comme le Maroc ont déjà commencé la campagne de vaccination ?
Il est toujours possible d’acheter des vaccins, mais c’est un risque. Au Maroc, ils ont « parié au casino », comme on dit. Si ça marche, tant mieux, ils auront gagné du temps et vacciné du monde. Si ça ne marche pas, ils vont payer les pots cassés et il y aura des dégâts. L’Algérie a une démarche plus prudente qui est comparable à ce qui se fait dans le reste des pays du monde, en particulier chez les Européens. On attend tous les résultats des vaccins, mais avec un petit décalage puisque les pays européens vont se servir d’abord en premier avant de produire pour le reste du monde. Mais le processus est le même, basé sur l’étude rationnelle du choix de ces vaccins.
Les autorités ont-elles pensé à la mise en place d’une stratégie de vaccination ?
Je pense qu’il y a déjà une idée. En fait, on va faire comme tout le monde. La pathologie est la même dans le monde entier. On voit quelles sont les premières victimes de la pandémie : les personnes âgées, les comorbidités, etc. C’est vers cette catégorie vulnérable qu’on va aller pour pouvoir organiser le programme de vaccination. Vu l’engouement et le niveau de demande, on n’a pas la possibilité de vacciner tout le monde en même temps. Tout le monde aura droit au vaccin, c’est une question d’organisation tout simplement. On commencera par ceux qu’on a peur de perdre en premier : les personnes vulnérables et les personnes sur le front comme les personnels soignants.
Par la suite, il faut faire une gradation dans les risques. On va sûrement classer la tranche qui a le plus de risque, ensuite celle avec un peu moins de risque que la précédente, jusqu’à vacciner tout le monde. Ce sera un calendrier qui va s’échelonner dans le temps, dans les prochains mois, ça va peut-être même aller jusqu’à une année, je n’en sais rien.
Il se pourrait aussi que d’ici là, d’autres vaccins vont arriver et ça va peut-être résoudre le problème. Si le premier vaccin est lourd à manipuler et stocker, peut-être que dans cinq ou sept mois il y aura des vaccins qui ne nécessitent pas une prise en charge lourde.
« On va rentrer dans l’ère des épidémies »
Comment voyez-vous la situation épidémiologique actuelle en Algérie ?
On voit les chiffres depuis quatre ou cinq jours qui sont en train de baisser parce qu’il y a eu des mesures de confinement et de distanciation. À chaque fois qu’il y a eu une augmentation des contaminations, c’est qu’il y a eu la semaine d’avant quelque chose qui y a contribué. C’est à chaque fois une réaction à un évènement. Et puis les gens oublient vite et retournent toujours aux mauvaises habitudes, c’est l’être humain qui fonctionne comme ça. Mais on voit bien dans la rue que de plus en plus de gens portent un masque, font attention en se saluant, respectent la distanciation, etc.
La situation actuelle est un exemple pour d’autres maladies, hélas, parce qu’on va rentrer dans l’ère des épidémies. L’homme le paie parce qu’il a un peu détruit la nature, car pratiquement 80% des maladies infectieuses sont dues à des virus animaux qui ont pu passer la barrière de l’espèce alors que normalement quand ça affectait l’animal, ça ne touchait pas du tout l’homme. La biodiversité doit être respectée. Dès que l’homme a détruit la nature et l’écosystème, il a rompu les équilibres. Il faut que l’homme puisse respecter la nature pour rendre les équilibres et ne pas sombrer encore plus dans cette ère des pandémies.
Faut-il maintenir les mesures de confinement jusqu’à l’arrivée du vaccin ?
Tout à fait, et je dirais qu’il faut même les maintenir après le début de la vaccination, car tout le monde ne sera pas vacciné en même temps et qu’il faut du temps. Il faut maintenir ces bonnes habitudes de port du masque, lavage des mains et distanciation physique encore plusieurs mois, voire une année ou deux après la fin de la vaccination pour être sûr que tout soit rentré dans l’ordre. Je dirais même qu’il vaut mieux s’habituer à cette culture du masque.
On remarque que des patients algériens font de l’automédication durant la pandémie. Est-ce dangereux ?
C’est dangereux. C’est terrible parce que dans cette infection virale, on ajoute des antibiotiques pour éviter la complication et la surinfection. L’usage des antibiotiques est fait mais sous contrôle médical car il y a des infections virales qui ne se traduisent pas par des complications d’infections bactériennes. Il ne faudrait surtout pas s’aventurer à utiliser de façon aveugle ces antibiotiques car les bactéries savent comment déjouer ces antibiotiques et le jour où vous aurez vraiment besoin de cet antibiotique, il sera inefficace. C’est terrible. L’automédication est donc à éviter.
300 médicaments seraient en rupture de stock en Algérie. Quelle est votre réaction ?
Il fallait s’y attendre. Les gens ont réagi avec des réflexes primaires. C’est toujours cette culture de la pénurie qui prime, que ce soit la semoule, la farine ou le médicament. Les gens réagissent avec des réflexes mal placés et vont s’approvisionner en médicaments de façon non justifiée pour pouvoir les stocker « au cas où ». Cette culture de la pénurie s’est ancrée profondément. Elle doit disparaître.