Mustapha Guitouni a fait, lundi 28 août, une intervention très opportune dans le débat économique national. Une fois n’est pas coutume, le ministre de l’Énergie a livré quelques chiffres très précis sur le gap entre les prix de l’énergie, électricité et carburants, pratiqués dans notre pays et ceux des pays voisins.
Il manquait à l’intervention tout à fait éclairante de M. Guitouni des éléments sur le coût global des subventions énergétiques pour le Trésor public. Cette question est en effet devenue au fil des années, et aujourd’hui sans le moindre doute, le problème numéro 1 de l’économie algérienne en raison de l’énormité de l’« effort financier » qu’elle représente.
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Un coût financier considérable et méconnu
En Algérie, le coût financier de la politique de subvention du prix de l’énergie mise en œuvre depuis des décennies, était jusqu’à une date récente quasiment passé sous silence aussi bien par les pouvoirs publics que par les médias nationaux. C’est seulement au cours des dernières années qu’on a commencé à l’évoquer. Et pour cause : si le coût du soutien des prix des produits alimentaires est relativement bien connu, un peu plus de 300 milliards de dinars (environ 3 milliards de dollars ) par an selon la dernière Loi de finances, celui de la subvention des produits énergétiques n’était jusqu’à une date récente pas mesuré avec précision du fait qu’il s’opère par d’autres moyens que le budget de l’État ; essentiellement sous forme de rachat des dettes des entreprises concernées par le Trésor public. Ce qui faisait dire à Abdellatif Benachenhou dans son dernier ouvrage « Algérie : sortir de la crise », que dans notre pays « la politique des subventions est aussi importante que l’ignorance qu’en a le citoyen »
Abdellatif Benachenhou évalue le coût annuel des subventions énergétiques au montant faramineux de près de 20 milliards de dollars (17 milliards pour l’électricité et les carburants et 3 milliards pour l’eau) en 2013 . Selon l’ancien ministre des Finances, la consommation subventionnée du gaz et du pétrole, dont le taux de croissance ne cesse d’augmenter, « conduira dans une dizaine d’années à l’épuisement du surplus exportable ».
Sans doute dans le but de répondre aux partisans du « modèle social algérien » si cher à Sellal et Tebboune en particulier, Abdellatif Benachenhou ajoute que ces subventions sont en outre à l’origine d’une véritable injustice sociale du fait qu’elles profitent non pas aux plus démunis, qui en général ne possèdent pas d’automobiles, et sont de petits consommateurs d’électricité, mais à la fraction la plus aisée de la population algérienne.
Selon les estimations de Benachenhou « les subventions aux carburants font profiter 50% de la population de 95% des subventions accordées par l’État ».
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Des prix dérisoires
S’il y a un domaine dans lequel les Algériens n’ont pas à se plaindre de l’État, c’est bien celui des prix de l’énergie. M.Guitouni vient de le rappeler avec précision : en Algérie, le litre d’essence ou de gasoil est vendu en moyenne près de 3 fois moins cher qu’au Maroc et plus de 2 fois moins cher qu’en Tunisie. M. Guitouni aurait pu ajouter qu’il est même 2 fois moins cher qu’au Qatar, qui dispose pourtant de près de 2 siècles de réserves d’hydrocarbures. Sans parler de la Norvège, qui a beaucoup plus de pétrole que nous, et qui vend son carburant …10 fois plus cher.
L’écart avec le reste du monde est encore plus sensible pour le prix de l’électricité. En Algérie, toujours selon M.Guitouni, le kw/ heure est facturé cinq fois moins cher qu’au Maroc pour la première tranche de consommation et encore 4 fois moins cher pour les « gros consommateurs » de la quatrième tranche qui ne sont pourtant pas dans le besoin.
Une croissance fulgurante de la consommation
La croissance de la consommation des produits énergétiques, stimulée par des prix dérisoires, est carrément vertigineuse : plus de 10% par an jusqu’en 2015 pour les carburants selon des chiffres officiels. L’Algérie produit déjà plus de 15 millions de tonnes de carburants. Elle en a importé pour plus de 3 milliards de dollars supplémentaires par an en moyenne, entre 2011 et 2016. Selon les derniers chiffres des Douanes algériennes, les importations ont continué d’augmenter depuis le début 2017. Les responsables du secteur ont dans leurs cartons plusieurs projets de nouvelles raffineries qui pourraient faire doubler la production nationale.
Pour l’électricité, le tableau est identique. M.Guitouni pointe du doigt le gaspillage qui pousse Sonelgaz à produire des quantités supplémentaires qui lui coûtent des milliards de dollars par an. "En 2018 il faut mettre en place 2.000 MW d’électricité en plus. Cela nous coûte un investissement global entre 3 à 4 milliards de dollars« , a-t-il avancé lundi dernier. Alors même que l’Algérie dispose déjà d’une puissance électrique installée de 14.000 MW. À titre de comparaison le Maroc dispose de 6.000 MW et la Tunisie de 4.000 MW. »C’est que les prix trop bas en Algérie incitent à la consommation", conclut M. Guitouni.
Le soutien des prix ou comment en sortir ?
Le gel des prix des produits subventionnés sur une très longue période, suivi d’un ajustement brutal et douloureux en période de raréfaction des ressources financières est une expérience que l’Algérie a déjà connue au début des années 1990. Comment éviter de se retrouver dans la même situation dans quelques années ? Le consensus sur le caractère globalement néfaste de la politique de gel des prix des carburants semble aujourd’hui s’élargir très rapidement dans le pays.
Experts, think tanks, anciens responsables économiques et politiques se relayent pour recommander un ajustement progressif des prix pendant qu’il est encore temps. Le collectif Nabni propose un rattrapage étalé sur 6 ou 7 ans à raison de 10 dinars d’augmentation par an. Benachenhou suggère de commencer très modestement par une augmentation limitée à 5 dinars par an.
À quoi peut-on s’attendre pour 2018 ? Mustapha Guitouni a évoqué, lundi, une « réflexion » au niveau du ministère, applicable à moyen ou à long terme, pour que les tranches à très forte consommation électrique paient le prix de cette énergie à « son juste prix », c’est-à-dire sans subvention.
Mais le ministre de l’énergie reste très prudent sur les modalités d’application. « Les couches défavorisées vont continuer à payer le prix subventionné mais les riches doivent payer le juste prix », a-t-il expliqué. Cependant, aucune augmentation des prix, même pour les gros consommateurs, n’est prévue « pour le moment », a-t-il insisté, sans rien dire non plus au sujet des prix des carburants.
L’existence d’un « décalage de perception » entre les responsables du secteur de l’énergie et les décideurs politiques est devenue un classique de la gouvernance économique au cours des dernières années. Les appels de plus en plus pressants à une augmentation des tarifs de l’électricité et des prix des carburants ont jusqu’ici reçu très peu d’échos.
Dans ses interventions publiques de l’été, le Chef de l’État évoque pourtant à plusieurs reprises les « réformes nécessaires » tandis que son nouveau Premier ministre met en garde contre la « tronçonneuse » du FMI si les ajustements ne sont pas mis en œuvre « de façon souveraine » par le gouvernement algérien. Un changement de ton et de discours qui annonce peut-être un changement de politique .On en saura rapidement beaucoup plus à l’occasion de la présentation du projet de la Loi de finance 2018.
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