Le secteur des assurances en Algérie ne va pas bien. Concurrence déloyale, manque de liquidité, manque de régulation, inadéquation des tarifs, accumulation des stocks sinistres impayés, un stock des créances en dizaines de milliards de dinars, non-respect de la réglementation et des accords du marché, discrimination…
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Des mesures d’urgence sont attendues pour sauver ce secteur qui se heurte à de sérieux problèmes.
Hassen Khelifati, P-DG d’Alliance Assurances nous aide à y voir plus clair à travers l’entretien qu’il nous a accordé.
TSA : Quelle est la situation du secteur des assurances en Algérie ?
Hassen Khelifati : La situation est très complexe. Elle est inquiétante à plusieurs titres. Le secteur des assurances est censé créer de la richesse, financer l’économie nationale et participer dans la nouvelle dynamique.
Malheureusement, dans la réalité, il en détruit de la valeur par les dérives ; les pratiques et comportements de ses acteurs, la responsabilité est collective et individuelle en même temps.
Le secteur des assurances en Algérie n’arrive pas à augmenter sa part dans le PIB du pays. Cette part est considérée parmi les plus faibles au monde avec un taux de 0,74 % qui stagne depuis une quinzaine d’années.
Par exemple, nous sommes sur un taux de pénétration de 1,5 % dans les pays arabes. En Afrique, ce taux est de 4 %. Et dans le monde, il est de 7 %. Des pays ayant les mêmes caractéristiques que le nôtre font jusqu’à 4 à 8 fois plus que l’Algérie.
Le secteur des assurances est devenu le parent pauvre de notre économie et du dispositif financier national. Il est fragilisé et mal considéré et même le regard de la clientèle est devenu gênant pour les assureurs alors qu’ils sont censés apporter protection, assurance et sérénité.
TSA : Pourquoi en sommes-nous arriver là ?
Hassen Khelifati : L’absence ou la lenteur des réformes sont en cause. La dernière loi des assurances, la 06/02, a été adoptée il y a 17 ans.
Les tarifs réglementés sont les plus bas au monde. Ils ne répondent à aucune logique économique. Ils tirent le secteur vers son abime et étouffent les entreprises qui ne pourront pas, à un horizon très proche, tenir ni leurs engagements ni maintenir leur solvabilité.
Le secteur des assurances vit un marasme total : concurrence déloyale, dumping, fuite en avant, certains bilans ne reflétant nullement pas la réalité, accumulation des dossiers non réglés et discrimination entre secteur privé et public ; des tarifs qui ne sont pas en adéquation avec la réalité économique ; un acteur qui n’a plus d’agrément depuis 2017 qui continue à délivrer des contrats d’assurances par dizaine de milliers en toute illégalité et impunité ; des créances impayées énormes ; etc…
À mon sens, nous sommes dans un engrenage dangereux. Si rien n’est fait, nous risquons d’aller vers une situation catastrophique.
Cette situation fragilise tous les jours le secteur. La situation des entreprises se complique de jour en jour. La meilleure preuve : la fragilité financière et son déséquilibre chronique.
Car il est impossible de faire face avec ces tarifs et la guerre des prix, la vente à terme et à crédit qui génère des stocks d’impayés énormes dont une bonne part irrécouvrables en contradiction totale avec le principe universel et mondialement admis : pas de couverture d’assurances sans paiement de primes et interdiction de souscription sans paiement préalable.
TSA : La commission de supervision des assurances du ministère des Finances a récemment rappelé à l’ordre les compagnies d’assurance sur le respect de l’accord multilatéral qui plafonne les remises aux clients automobiles. Pourquoi les assureurs algériens ne respectent-ils pas un accord qu’ils ont pourtant signé ?
Hassen Khelifati : En 2016, le ministre des Finances avait dit que « certains assureurs pratiquent le dumping et manipulent leurs provisions pour équilibrer leur bilan ».
Aujourd’hui, l’accord multilatéral de limitation des remises est le minimum qu’on puisse attendre de la part des assureurs.
Fin 2022-période de renouvellement des contrats- notre entreprise a constaté qu’elle avait perdu 90 % de ses soumissions, car nous avions tenté de respecter l’accord multilatéral.
Beaucoup de collègues n’ont pas joué le jeu. Hélas, il n’y a pas assez de sanctions contre ces contrevenants, ce qui a été considéré comme un relâchement et des acteurs ont profité de cela.
Nous avons demandé à l’autorité de tutelle d’intervenir plus fortement pour remettre un peu d’ordre dans ce secteur.
Certains peuvent nous opposer la croissance relative du chiffre d’affaires du secteur, mais si nous examinons le détail de la croissance, nous constatons qu’elle est due beaucoup plus au secteur des hydrocarbures car ce dernier est soumis à la réassurance internationale, qui elle, ne fait pas de dumping.
La commission de supervision des assurances a une responsabilité aussi pour rappeler aux acteurs de respecter leur périmètre d’intervention, de ne pas s’aventurer sur des secteurs où ils ne sont ni agrées ni autorisés formellement au détriment des autres acteurs ainsi que du développement sectoriel. C’est ce qui accentue la désorganisation du marché et les distorsions anarchiques constatées.
Selon certains experts, l’Algérie a un potentiel de production de 7 milliards de dollars dans le marché des assurances mais n’arrive à en produire qu’un milliard. Nous sommes loin des standards que ce soit dans la tarification, la gestion et l’indemnisation des clients.
TSA : En Algérie, la branche automobile est déficitaire. Pourquoi ?
Hassen Khelifati : Effectivement. Aujourd’hui par exemple, nous avons les tarifs RC (Responsabilité civile automobile qui est obligatoire), les plus bas au monde. Pour un dinar RC encaissé, nous pouvons décaisser entre 4 à 5 DA de sinistres.
Tout a évolué à la hausse en termes d’indemnisations, coûts des véhicules, de la réparation, de la pièce de rechange, le SNMG etc… sauf les tarifs automobiles réglementés. À cela s’ajoute, le dumping et la guerre des prix qui ont aggravé la situation de la branche automobile.
Un citoyen peut assurer un véhicule qui coûte 10 millions de dinars pour à peine 2000 dinars par an. Ce n’est même pas le prix d’un plein de carburant au cours de l’année.
Les compagnies d’assurances se retrouvent pieds et poings liés. Il est urgent que la tutelle ajuste ces tarifs et mette un terme aux différentes dérives tarifaires. Les assureurs ont besoin d’avoir les moyens de rembourser et d’indemniser leur clientèle et de rééquilibrer leurs comptes.
TSA : Vous dites que le secteur algérien des assurances représente à peine 1 % du PIB. Un taux faible par rapport aux autres pays. Pourquoi ?
Hassen Khelifati : Plusieurs facteurs sont à prendre en ligne de compte à l’exemple de la révision des RC (responsabilité civile), d’une régulation indépendante afin de mettre de l’ordre dans le marché.
La révision tarifaire pourra être un argument solide à la régulation pour exiger des acteurs du marché de tenir leurs engagements, à régler leurs sinistres et à mieux rémunérer leurs prestataires.
L’assurance est un produit économique qui ne peut pas être géré avec une vision administrative loin des réalités et au détriment de l’équilibre technique et financier des acteurs.
Les impayés sont un boulet de notre secteur. Sous d’autres cieux, il est interdit de vendre des contrats d’assurance sans être payé.
Aujourd’hui, ce n’est pas normal que l’Algérie demeure l’un des pays avec l’un des taux les plus faibles au monde avec moins de 24 dollars de dépenses en assurances par habitant et par année. En Tunisie, ils sont à 80 dollars.
Il ne faut pas perdre de vue que les assureurs sont des investisseurs institutionnels et qu’une part importante de leurs revenus est investie dans le financement de l’économie à travers des placements à moyens et longs termes dans des titres financiers d’État et de banque. Aujourd’hui, toutes cette manne est perdue car nous sommes maintenus dans une situation intenable et la non décision ainsi que le statu quo peuvent être mortels pour notre secteur.
TSA : Comment augmenter la part des assurances dans le PIB ? Quelles sont par exemple les 5 mesures à prendre rapidement pour le faire ?
Hassen Khelifati : Dans le programme électoral du président de la République Abdelmadjid Tebboune, il y a 54 engagements. L’engagement numéro 23 porte clairement une indication de modernisation et de numérisation du secteur des assurances par les mesures phares qui concernent le secteur financier dans sa globalité.
Cette importance accordée dans le programme du président de la République nous laisse présager un optimisme pour la prise en charge des réformes structurelles de notre secteur et le sauver de cet engrenage infernal.
Aujourd’hui nous gardons espoir et nous considérons qu’il y a un alignement des planètes qui pourra apporter un élan positif avec un ministre des Finances qui connaît très bien le secteur et un président de la commission de supervision des assurances qui a marqué sa disponibilité pour agir avec fermeté afin de mettre un terme à la dérive constatée et remettre les choses, graduellement, en place.
Parmi les mesures à prendre d’urgence, je cite : accélérer la réforme de la loi 95/07 en mettant une régulation indépendante et mettre un terme aux ventes à pertes et ventes à crédit ; revoir en extrême urgence les tarifs, remettre de l’ordre et agir contre ceux qui cassent les prix et n’indemnisent pas leur clientèle tout en manipulant leurs chiffres, lancer le marché financier pour permettre d’augmenter la part des assurances de personnes et celle des assurances capitalisation.
Nous pourrons initier un plan d’action graduel qui pourra nous éviter beaucoup de complications à condition d’un engagement sincère et loyal, de toutes les parties du marché, régulation et tutelle.
Nous sommes dans une crise de liquidité, une situation qui s’aggrave de jour en jour mais qui peut être solutionnée si des décisions sont prises rapidement.
TSA. Le secteur de l’automobile devrait connaître un nouveau départ en 2023 après trois ans de blocage. Est-ce que c’est une bonne nouvelle pour les assureurs ?
Hassen Khelifati : On annonce la réouverture du marché automobile en 2023. Nous espérons qu’il aura un impact positif dans le secteur des assurances car nous craignions de perdre encore une fois cette occasion et que nous continuons la guerre des tarifs et que la plus-value sera encore une fois dilapidée par la faute des acteurs.
TSA : Alliance Assurances continue de réaliser des bénéfices malgré les difficultés.
Hassen Khelifati : En réalité, c’est l’arbre qui cache la forêt. Nous parvenons à nous acquitter de nos charges et tenir nos engagements.
Cependant notre marge de manœuvre est de plus en plus étroite car nous sommes de plus en plus contraint de rogner sur nos marges et maîtriser nos charges au maximum afin de pouvoir dégager une plus-value.
Nous essayons d’innover sur des produits et des services pour créer de la valeur, fidéliser notre clientèle et rester compétitif. Mais nous avons peur que cela ne dure pas longtemps et que nous rentrions dans une phase de survie incertaine.
TSA : Les assureurs privés sont-ils victimes de concurrence déloyale en Algérie ?
Hassen Khelifati : Les autorités politiques sont claires sur ce sujet : toutes les entreprises sont égales devant le marché.
Néanmoins sur le terrain, il y va autrement (cahier des charges, choix des assureurs dans les appels d’offres restreints ou dirigés…).
Cela est dû à certaines mentalités qui perdurent au détriment de la volonté affichée des hautes autorités politiques et des directives du gouvernement pour la non-discrimination. Idem pour la coassurance, le secteur privé est totalement marginalisé et absent.
Nous n’avons pas cessé de dénoncer ces pratiques et comportements mais en l’absence d’un conseil de la concurrence opérationnel et impartial, nous sommes diminués et nous ne pouvons que dénoncer pour l’histoire.
Pour preuve, la part du secteur privé dans les assurances est en train de diminuer chaque année au lieu de progresser. Elle est passée de 26 % à 20 % environ. Le recul continue. C’est la meilleure preuve de cette situation inédite.
TSA : En tant que chef d’entreprise, quelle est votre appréciation de la situation économique en Algérie ?
Hassen Khelifati : L’Algérie est économiquement en phase de transition. Des réformes se mettent en place. Nous rencontrons des chefs d’entreprise à l’intérieur du pays qui font face à beaucoup de problèmes.
Certaines restrictions sur les importations ont causé des difficultés aux opérateurs mais c’est peut-être l’unique solution pour encourager la production locale.
C’est la raison pour laquelle, nous tentons de transmettre aux autorités les doléances rencontrées sur le terrain.
Plusieurs chantiers de réformes économiques ont été lancés et le puzzle se met graduellement en place.
Nous espérons que le décollage tant attendu se concrétise très rapidement et rendra espoir à la communauté d’affaires nationale afin de rassurer encore plus l’international et l’attirer pour venir investir encore plus en Algérie.
Le secteur privé participe activement dans la dynamique économique afin d’être au diapason des grands objectifs nationaux de relance économique de création de valeurs et d’emplois.
Nous souhaitons qu’il soit considéré comme un acteur important et qu’il bénéficie de la même considération que le secteur public, dans l’accès au marché et le soutien sous toutes ses formes de la part des autorités publiques.